La belle de Cadiz et le marin de Gibraltar
Gibraltar n'existe que pour son rocher. Planté là face l'Afrique, il écrase de son arrogance britannique la Linea de la conception espagnole en contrebas. Mais face à l'Afrique il fait moins le fier. Heureusement un petit bras de mer, tout fin, à peine 10km, lui permet d'exister et de narguer l'Afrique. Certains prétendent qu'il est habité par des singes... Marguerite dirait plutôt un marin, mystérieux, qui échappe toujours aux recherches éternelles d'une belle. Elle aussi est mystérieuse, peut-être vient-elle de Cadiz, peut-être est-ce une gitane jetant ses prémonitions à la mer. Ils sont là, comme deux divinités du détroit décidant du sort des marins en herbe, les protégeant de leur bienveillance les avertissant à moindre frais de leur erreurs. L'un est l'autre m'ont accompagné durant la dernière partie de mon périple, et maintenant que le bruit des vagues n'est plus qu'un lointain murmure je cherche parfois leur présence dans les couloirs du métro.
Le matin du départ des Acores est loin et les impressions se sont effacées pour ne laisser que les plus prégnantes, les plus fortes. On se dit que le plus dur est fait quand on a aperçu les lumières de Flores après 22j de mer. Entre Punta Delgada et Cadiz seuls 8 petits jours de mer nous séparaient du vieux continent et j'avais eu le temps de préparer la fin de la transate pour éviter toute déconvenue. C'est donc par un grand soleil, aidés de nouveaux amis américains que nous avons quitté les pontons açoréens. Je laissais avec regret la verdure de ces îles disparaître derrière la poupe de Cody. Au coucher de soleil il ne restait que quelques lumières sur l'horizon. Les caldeiras garnies de lacs, de bruyères, perdues dans des brouillards mystiques, les falaises abandonnées aux fracas de la mer et de la terre, la gentillesse des marins, des habitants, les Acores m'ont offert en un mois tout ce que j'étais venu chercher, une beauté sauvage et une humanité rassurante. Mais partir est une nécessité pour réaliser ces choses, et la fin de mon voyage n'était pas encore arrivée. Cody a donc dirigé son étrave vers Cadiz et, enfin, le vieux continent. À la mi-juillet soufflent normalement les alizés portugais qui garantissent une traversée rapide et simple. Mais cette année l'anticyclone des Açores a été flemmard et il a laissé passer des dépressions à la queue leu leu, on s'est donc retrouvé à naviguer au près les quatre premiers jours dans une gentille houle de un à deux mètres. Pour mes jeunes équipiers parisiens c'était une transition un peu trop brutale avec la vie citadine si bien que pendant 3 jours il m'a fallu, naviguer, cuisiner, soigner et... vider les seaux. Lorsqu'enfin le vent a tourné et que le visage de mes coéquipiers eut quitté la blancheur cadavérique qui caractérise si bien cette symbiose avec le milieu marin, j'avais dormi autant qu'un jeune père récupérant des triplés de la maternité. Je pensais donc que le plus dur était passé et que j'allais enfin pouvoir me relâcher. Le temps était beau, la mer belle devant l'horizon dégagé et nous avons pu réaliser une journée sous spi avec une belle moyenne de sept noeuds. Grisé par ces vitesses j'envoyais le spi le lendemain de bonne heure pour engranger un maximum de milles. Mais le spi ne souffre pas l’à peu près et fatigué je me suis obstiné à envoyer une voile qui ne voulait pas se déployer. Je n'ai eu que mes yeux pour pleurer lorsque mes oreilles ont entendu ce bruit stupéfiant de la voile qui se déchire littéralement en deux et s'ouvre comme une grande bouche. Ecœuré j'ai affalé mon spi et je suis parti me coucher. Ça m'apprendra à être têtu. Le sommeil répare tout, comme le temps il efface les mauvais souvenirs. Et le bateau ne laisse pas le temps de s'apitoyer. Déjà nous approchions des côtés portugaises et du cap saint Vincent. A cet endroit, le vent s'enroule autour du cap et accélère en même temps. Nous étions prévenus, entre 23h et 3h du matin le vent allait monter à force 6. Est-ce l'odeur de l'écurie, ou la fatigue qui continuait à obscurcir mon jugement, ou une assurance un peu téméraire, mais pour la première fois je décidais de pousser Cody un peu plus loin que je n'en avais l'habitude. Avec deux ris dans la grande voile et le génois à 70% de sa surface nous avons laissé la nuit nous envelopper, j'ai laissé ma petite sœur se coucher avec son petit ami et nous sommes restés avec Clément et le vent qui montait, et la mer qui grossissait. Petit à petit les vagues se sont alignées sur notre trois quart arrière, poussant puissamment le bateau à chaque fois que la poupe de Cody montait sur la crête. Au portant nous partions au surf régulièrement et flirtions avec les 10 nœuds. Par moment surgissait à côté de Cody, dans un vrombissement, une écume bouillonnante. Régulièrement les vagues poussaient l'arrière, rendant la barre intenable, le bateau partait se coucher travers à la vague. Clément et moi nous sommes relayés à la barre et j'attendais avec impatience trois heures du matin, lorsque nous serions arrivés à l'abri de la péninsule ibérique, à l'abri de ces vents puissants. Je réfléchissais à quoi faire si le vent ne mollissait pas à trois heure, mais il faut croire que le marin de Gibraltar devait garder un œil bienveillant sur nous car comme prévu le vent mollit tout à fait, et Cody revint à des allures bien plus raisonnables. Mais quelle chevauchée. J'étais impressionné par Cody et sa capacité à aller vite, à bien se comporter dans le temps qui grossit. Il a toujours eu un comportement sain, et malgré les quelques départs au lof je ne me suis jamais senti en danger. Lorsque quelques jours plus tard nous aperçûmes les lumières de Cadiz une joie sereine m'envahit. Après neuf mois, j'allais reposer le pied sur la bonne vieille Europe. Pour nous accueillir au bout du quai, face à l'océan, une immense effigie de femme ouvre ses bras: la belle de Cadiz. Le port, le refuge, le moment des retrouvailles, le moment du relâchement, je ne pensais rien vivre de tout cela. D'ailleurs je n'attendais rien de particulier. Pourtant à l'arrivée une personne était là, attendait. C'était mon oncle. Mon oncle n'est pas juste un oncle, il a été avec moi les quatre premières années de ma vie. Pour moi c'est mon troisième parent, je l'ai d'ailleurs affublé du sobriquet de pépé vu que papa, pipi et popo c'était déjà dans mon dictionnaire de l'époque. Et pupu ça sonne pas bien. Lorsque je me réveillais en milieu de journée (nous étions arrivés à 5h du matin), je partis sans trop réfléchir faire un tour de reconnaissance voir si, par chance, mon pépé avait tenu sa parole et était dans les parages. Le tour ne fut pas long, car mon oncle avait tenu parole et il était déjà là depuis deux jours et s'était enquit auprès du bureau de la marina de notre arrivée. Je n'ai donc pas eu à chercher très longtemps pour trouver son camping-car sur le parking du port, et lui à côté. On aimerait que les retrouvailles soient comme les meilleurs vers d'un poème, une puissante envolée lyrique où l'on prend le temps de se dire avec brio toutes les sentiments qu'on ne sait pas exprimer. En réalité c'est brut comme un plongeon, violent et rapide les deux premières secondes puis flottant et ouaté comme un rêve d'apesanteur. Je sais que je n'ai pas réussi d'exploit, rationnellement cela n'a rien d'extraordinaire. Tous les ans des centaines de bateaux, des milliers de marins traversent l'océan, je n'ai fait que réaliser un rêve de gosse, un rêve que mon père avait mis là sans trop le savoir, et qui a germé, grandi, nourri par mes lectures, par mon envie et qui finalement a posé un pied dans la réalité parce qu'un jour je l'ai voulu. Ce jour là, en serrant mon oncle dans mes bras, ce rêve posait le deuxième pied dans la réalité, pas seulement par le simple fait de ma volonté mais parce que j'avais été entouré, soutenu, aidé, au-delà de ce que j'avais pu penser, imaginé. D'un coup mon coeur s'est soulevé, rempli de toutes ces pensées qui convergeaient jusqu'à ce moment précis pour toucher mon être profond. Ce moment de pur bonheur passé nous nous sommes assis une terrasse pour prendre un bon café au lait et remplir la marina de notre logorrhée atlantico-familiale. Suivirent quelques jours de repos et de découverte de Cadiz porte de l'Andalousie et du départ vers le nouveau monde en son temps, celui du deuxième voyage de Christophe Colomb... Encore lui, il ne m'aura pas quitté de toute cette année décidément. Même si mon rêve à maintenant ses deux pieds dans la réalité, Cadiz n'était pas pour autant ma destination finale. Sur les bons conseils d'amis rencontrés à Punta Delgada j'ai décidé de laisser Cody pour l'hiver dans un endroit chaud et accueillant où il fait bon revenir, les Baléares. Et plus particulièrement Majorque. Il me restait donc encore du chemin à parcourir, Gibraltar à passer et la Costa del sol à longer. Nous sommes donc répartis après quelques jours pour Gibraltar ou plutôt Tarifa. Le rêve ici laisse la place à l'émerveillement, car à mesure que l'on s'approche de Tarifa, en longeant la côté andalouse, on voit petit à petit le continent africain se rapprocher, se dessiner. Et lorsqu'on arrive à Tarifa, l'Afrique est là, au bout du bras, la baie de Tanger semble s'offrir autant si ce n'est plus que le petit port de Tarifa. Car il ne faut pas sous-estimer ce qu'il se passe lorsque deux continents s'affrontent et se mesurent d'aussi prés. Les courants, les vents s'agitent pour former un maelström incompréhensible au marin de pacotille que je suis. Portés par un courant à cinq nœuds et des vagues bouillonnantes sorties de nul part nous sommes arrivés à Tarifa sous une brise soudaine soufflant fraîchement. Tarifa, c'est le Maroc, en Europe. Une médina avec des murs blancs, des petites rues, des escaliers partout, un château fortifié rappelant les croisades, c'est l'Afrique, riche de son histoire et de sa culture, ici, sur le sol espagnol. Il faut venir ici pour comprendre l'immigration, voir à quel point c'est proche, à quel point tout cela fait partie de notre histoire. Quelle illusion de croire que nous n'avons rien à voir. Tarifa fait partie des découvertes de mon voyage, un endroit où j'aurais aimé resté plus longtemps, certes un peu surfer sur les bords, mais tellement agréable. Devant nous l'océan nous faisait déjà ses adieux, mais je ne l'avais pas compris. Sa puissance, son inertie n'étaient déjà plus ce que j'avais connu quelques jours auparavant, la méditerranée trépignait derrière le détroit, réclamait ses visiteurs, se faisait charmeuse avec ses promesses d'azur et de sable blanc. J'étais pressé de la rencontrer de voir toutes les merveilles qu'elle avait à offrir. Je n'allais pas être déçu.
"Ça se voit tout de suite qu'on ne peut pas apporter sur ce bateau d'appareils photographiques, de l'eau de Cologne, les œuvres de Balzac ou de Hegel. Et même plus, une collection de timbre-poste, une bague avec initiales gravées, un chausse-pied même rudimentaire, en fer, de l'appétit, une préférence pour le rôti de mouton, le souci de sa petite famille restée à terre, le soucis de son avenir, le soucis de son passé si triste, une passion pour la pêche aux harengs, un horaire, un roman en cours, un essai, le mal de mer, le goût de trop parler, celui de trop se taire, de trop dormir." Le marin de Gibraltar - Marguerite Duras
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