Incroyable Amazonie

La sortie de Lençois ne se fait pas toute seule: un grand banc de sable à contourner nous oblige à tirer des bords contre un vent soutenu. Le départ a été calculé pour avoir le courant avec nous, résultat attendu: le clapot est court et bien levé. Ca enfourne, l'eau couvre la plage avant avant de débouler le long des passavants en cascade jusqu'à parfois couvrir le rouf, et l'eau trouve évidemment son chemin par un panneau de pont qui n'était que partiellement fermé. Bon, et bien on dormira dans une banette mouillée, pour changer... Un jour, il faudra quand même qu'on apprenne à vérifier ça correctement!
Une fois le banc passé, on abat et tout devient plus agréable. La météo est constante, le vent aussi, le courant aussi, il y a des pêcheurs mais peu, la navigation est tranquille. Couché sur la banquette du carré, on peut surveiller le cap en suivant les étoiles par les panneaux. Le ciel est magnifique avant la lune. La Grande Ourse, qu'on n'avait plus vue depuis bien longtemps, est réapparue. Pas encore l'étoile polaire, ce sera pour plus tard. Orion trône au zénith à minuit, et on apprend aux enfants les étoiles...
L'approche se fait de nuit. Un cargo sort, tous feux éteints, on le voit de justesse. Chouette, les feux au confluent du Para et du Paracauari fonctionnent, et en plus il y a des vertes et rouges. Ca c'est super: à cette heure de la nuit où la vigilance commence à faire défaut, ça va faciliter la tâche. Elles ne sont pas sur la carte, pourtant. Peut-être ont-elles été placées là récemment? Il y a des pêcheurs qui sortent, avec leurs feux tricolores clignotants caractéristiques. Il n'y a qu'à se laisser guider... Quelque chose cloche pourtant: les différents feux bougent bizarrement les uns par rapport aux autres. On va se baser sur la carte, par sécurité. Quand on sera plus près, il sera temps. Oulà! Un pêcheur sans lumière. On n'est pas passé loin! Bon, il va falloir ouvrir le bon oeil... Dur, dur. La lune est là, mais elle joue à cache-cache avec les nuages, et avec ce clapot, les petites barques sans lumière sont à peine visibles. Le vent monte, on va rouler le génois pour se laisser le temps de réagir si nécessaire, et hop ! La trinquette! Ca, c'est vraiment facile. Par contre, ça cloche vraiment, ces rouges et vertes: Elles bougent à l'inverse de ce qu'elles devraient! Méfiance. On est tout près, on va enfin savoir... et voilà, c'étaient des pêcheurs! Des rouges, des vertes, des multicolores, tout ça c'est très joli, mais pas terrible quand on cherche sa route, c'est le moins qu'on puisse dire!
A l'arrivée, au petit jour, le mouillage encore encombré par des pêcheurs se libère. Comment tant de bateaux peuvent tenir ici? Ca n'a pas arrêté de sortir depuis trois ou quatre heures! Ils doivent s'empiler les uns sur les autres... M... la barre est bloquée! Le temps de descendre voir ce qui se passe, constater que le support du vérin du pilote a laché, de débrancher ledit vérin, et on peut mouiller sans difficulté, au lever du soleil. Heureusement que ça ne s'est pas passé en pleine mer! Après examen, ce sont les soudures du support, bâclées, qui ont fini par céder à la fatigue. Il faudra réparer avant de repartir... La bonne nouvelle, c'est qu'il y a tout ce qu'il faut en termes de compétence sous la main. Pour les matériaux, on verra. Féérie de centaines d'aigrettes blanches sur la plage, auxquels se mêlent quelques ibis rouges.
L'eau est presque douce, propre et chaude, on peut y prendre son bain quotidien en faisant mousser le savon, quel délice! Et la coque qui va se nettoyer toute seule! Pourtant il n'y a que 50 milles d'ici à l'embouchure, et le marnage est important. Le débit du Para doit être colossal!
Le soir, les pêcheurs sont de retour. Et s'entassent! Certains mouillent jusqu'à sept de leurs bateaux colorés et pétaradants à couple! Chaque nuit, la renverse en approche doucement l'un ou l'autre de Boomerang pour un langoureux tête-à-tête que l'équipage, fataliste et somnolent au sortir de ses hamacs, interrompt en reprenant un peu de mouillage.
Le débarquement en annexe ne peut se faire que pour quelques dizaines de minutes: le marnage est important, les débarcadères sont fixes et pris d'assaut par les passeurs, les plages pleines de tessons de bouteille tranchants. Pour s'absenter plus longtemps, on fait appel à un passeur, qui vient nous chercher à bord pour nous déposer sur la rive. Les pirogues, couvertes et colorées, sont propulsées par un moteur pivotant équipé d'un long arbre de plusieurs mètres, qui permet à la fois d'avancer et de diriger l'embarcation. Pas d'embrayage, pour ralentir on relève l'hélice hors de l'eau.
Le bourg est très agréable: de larges rues plantées d'immenses manguiers invitent à la promenade, de magnifiques massifs de fleurs débordent des murs des propriétés. Des chevaux et des buffles s'y promènent, au milieu de quelques engins motorisés qui ziguezaguent entre les nids de poules qui criblent les chaussées. Nous sommes à Soure, capitale de l'île de Marajo, une île plus grande que la Belgique, entre le Rio Para et l'Amazone, où les voitures s'arrêtent pour laisser le cheval qui s'enfile toute la rue au grand galop... mais jamais pour les piétons!
Nous trouvons tout ce dont nous avons besoin en termes de main d'oeuvre, mais la solution élaborée pour réparer le pilote nécessite des cornières en aluminium épais, indisponibles à Soure. Même à Belém, capitale du Para, impossible de trouver! Pourtant, le capitaine n'aura pas ménagé ses efforts, en se levant à pas d'heure pour faire une heure de bus puis trois de bateau, puis courir dans toute la ville en moto-taxi pour finalement trouver, ouf, au dernier moment, chez un ferrailleur, des pieds de lampe en fonte d'aluminium qui pourraient bien faire l'affaire. Une courte négociation et quelques coups de disqueuse plus tard, et voilà six belles cornières qui ne demandent qu'à trouver leur place à bord! Reste à les souder, forer et boulonner aux lisses, un travail qui demandera un peu de patience. Les aller-retours du port à l'atelier se font en moto-taxi, c'est rapide, efficace et bon marché. Brésil, pays où on entasse sur une même moto conducteur, passager, fillette de cinq ans et deux bidons de vingt litres d'eau pour une séance de moto-cross dans les rues en terre battue de la ville.
Nous mettons cette attente forcée à profit pour faire faire quelques pièces sur mesure chez l'excellent tourneur du coin (la prévention, ça a parfois du bon...), fabriquer un récolteur de pluie (le dessalinisateur, dans cette eau douce très limoneuse, c'est pas terrible), et admirer chaque jour le retour des centaines d'ibis rouges et d'aigrettes blanches qui viennent dormir dans la mangrove à une encablure du bateau.
Nous en profitons aussi pour visiter les alentours en compagnie d'un guide francophone. Jedilson a appris le français au contact des clients de l'hôtel pour lequel il travaillait et nous fait bénéficier de sa connaissance étendue des lieux. Il nous explique la mangrove, avec ses perroquets, ses singes, ses jacarés (les caïmans locaux)... et ses plantations plutôt artisanales de coco. Il nous montre la plage, pleines de plumes d'ibis rouge et de toutes sortes d'objets, de bois et de détritus flottés, d'où l'on peut voir, sur l'horizon, un banc de sable qui devient une nouvelle île, et qui elle-même s'érode et se reconstitue au gré des humeurs du Rio Para. L'impermanence du paysage, perpétuellement façonné par les courants, les vents et les vagues, l'acceptation même de ces changements par ceux qui vivent ici comme faisant partie de la normalité nous laissent rêveurs, nous qui venons d'un monde figé dans lequel les rives sont bétonnées et le combat contre érosion et ensablement constant.

Il nous emmène dans une fazenda, l'équivalent brésilien du ranch américain, dont l'essentiel de l'activité tourne autour de l'élevage de buffles. Elle est installée dans une immense plaine inondable parsemée de petits ruisseaux qui amènent et évacuent l'eau du rio à chaque marée. L'herbe est rase, des étangs sont pleins d'aigrettes blanches, d'ibis rouges, de spatules roses et de cigognes. Des chevaux et des buffles paissent ou prennent des bains de boue en semi-liberté. Ils sont très maigres, la saison des pluies doit encore commencer, l'herbe repousser.
Un détour nous amène à quelques pas d'une grande famille de capibaras. En alerte de l'autre côté d'un ruisseau, ceux-ci n'auront besoin que d'un haussement de voix de notre guide pour déguerpir et rejoindre un mâle solitaire qui semblait les attendre.
Plus tard, nous irons manger chez Jedilson, qui nous montre avec fierté un ingénieux arbre de Noël, fait de grappes d'acaï, une magnifique pirogue faite de sa main, et une collection éclectique de squelettes en tous genres, glanés au cours de ses promenades. Et, pour nous détendre de toutes ces découvertes, c'est à l'hôtel de Nello, le Casarao da Amazonia, que nous prenons nos quartiers, au bord de la piscine. Ici, l'eau est claire, il n'y a pas de courant, et le buffle et les pizzas sont excellents!
Le pilote réparé, nous n'avons plus d'excuse pour prolonger cette magnifique escale. Il nous faut vraiment quitter le pays, mais nous n'arrivons pas à nous résoudre à partir avant d'avoir visité Belém, dont on nous a tant vanté les attraits, tant à Jacaré qu'à partir même des Pays-Bas. Nos sources se reconnaîtront... ;-) Mais ce sera une escale à mériter: la navigation, au portant, se fera contre le courant. Fort. On fait plus de 7 noeuds sur l'eau, moins de deux sur le fond, on n'est pas arrivés... Au moins, cette fois, le clapot est avec nous! Alors que nous embouquons le canal de Mosqueiro, juste dans une passe délicate, un grain surgit et nous fait remballer la toile en catastrophe. Pas d'eau à courir, il faut se résoudre à enrouler les 85 mètres carrés du génois bout au vent... L'huile de coude chauffe, ça faisait longtemps*! L'épisode nous rapelle, si besoin est, pourquoi on cherche à éviter ce genre de situation autant que faire se peut!
Nous finissons au moteur... avec le courant, cette fois! La nuit tombe, brusquement comme toujours sous ces latitudes, les bouées s'allument – si, si, elles sont là cette fois ! – et on tourne la pointe Sud-Ouest de Belém de nuit. L'Estacao das Docas, le Ver-o-Peso et d'autres bâtiments emblématiques sont éclairés, c'est la fête sur la rive, c'est féérique.
Le mouillage a lieu à l'arrière de l'hôtel Beira Rio, l'un des rares mouillages pratiquables des environs de Belém. Aussitôt arrivés, nous subissons une attaque en règle de... huit hirondelles qui nous offrent un étourdissant ballet aérien dans leurs tentatives de déterminer les heureux élus qui pourront nicher... dans notre bôme! Un sac plastique très esthétiquement attaché en bout d'espar met tout le monde d'accord. L'hôtel met à notre disposition piscine et jardin et une connexion Internet qu'on met à profit pour avoir une vraie conversation avec le pays pour Noël... Contre toute attente, le restaurant est ouvert pour la veillée, nous y réservons une table et c'est en tout petit comité finalement que nous y passerons le réveillon, le personnel aux petits soins pour nous.
La visite de Belém passera par le marché, l'un des plus colorés, animés, diversifiés et étendus que nous aurons vu au cours de ce voyage. Le port de pêche, aussi, puis le fort avec d'extraordinaires canons Whitworth à âme hexagonale et une exposition superbement conçue sur les contacts entre indigènes et colonisateurs, la basilique et sa magnifique crèche, le Manjar das Garças, un restaurant aux jardins splendidement aménagés en bordure du Rio Guama, et encore bien d'autres lieux emblématiques sans oublier l'incontournable glacier Cairu à l'Estaçao das Docas, où nous commandons chacun une glace 2 boules. Dur, dur de faire son choix parmi la centaine de parfums proposés, dont bon nombre de fruits amazoniens qu'on ne trouve qu'ici. Ah, zut, ce sont des portions brésiliennes, c'est avec peine qu'on arrivera au bout...
Mais nous sommes toujours au Brésil, et comme dans chaque ville les contrastes sociaux sont saisissants, les sources d'étonnement légion. Ainsi, le Brésil, c'est aussi un pays où, en ville, une unité de la Policia Militar court au pas encadrée par des collègues armés de fusils à pompe. Le Brésil, c'est aussi un pays où les enfants des favelas jouent au cerf-volant à partir de la berme centrale du périphérique. Et puis, c'est un pays où l'on fait ses courses de Noël dans une chaleur moite et pesante. Heureusement, à la sortie du magasin, une averse diluvienne nous rapelle notre chez nous. Sauf qu'elle est chaude, bien sûr.
Nous prendrons aussi un bateau pour faire une courte incursion dans les îles avoisinantes, et découvrir les populations rurales locales. Où l'on apprend que l'acaï, un palmier recherché pour son coeur et son fruit, sujet depuis une dizaine d'années d'un engouement au Brésil et aux USA pour ses propriétés nutritives très particulières, est ici endémique et exploité par des anciens pêcheurs qui y ont trouvé une très importante source de revenus, qui bouleverse d'ailleurs leur mode de vie.
Le temps est venu de se remettre en route. La remontée du Para jusqu'à Soure sera laborieuse. Le vent est debout, heureusement assez faible. Mais le plus dur est à venir...
* Info technique peut-être utile à partager: Comme nous apprenons vite, il nous aura tout de même fallu trois ans sur Boomerang pour découvrir qu'il est bien plus facile de rouler le génois au portant, lorsqu'il est masqué par la grand-voile et que plus aucune force ne s'exerce dessus que d'essayer de le faire nez dans le vent, quand ce dernier fait claquer la voile comme un drapeau et tire dessus tellement fort que même au winch la manoeuvre est lente, difficile et fatiguante. Pourquoi est-ce qu'aucune d'école de voile n'enseigne ça???
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