Bagarre dans le golfe de Gênes
9 jours de navigation hivernale, des sensations fortes et des instants de plaisir absolu : François s'y colle une nouvelle fois pour m'accompagner dans cette aventure.
19 décembre :
A 7h45 Teles embouque la jetée sud de Port-Fréjus, direction San Remo.
Ça démarre fort : 18 nœuds de vent travers, un rêve qui ne va pas durer car tout tombe après 2 heures et ce sera au moteur jusqu'au soir. Pas mal, la Côte d'Azur au soleil de décembre.
Menton et la frontière franco-italienne
En vue de San Remo, le temps se gâte : de gros nuages s'accumulent près de la côte, un grain s'annonce quand brusquement apparaît devant l'étrave ... une belle trombe !
La croisière ne va pas être de tout repos...
Lever de soleil sur San Remo.
San Remo : marina de Portosole
La côte est belle mais un peu défigurée à l'ouest par les serres qui couvrent les montagnes.
Plus à l'est c'est la belle côte ligure, ou Riviera del ponente : Bordighera, Imperia, des noms de stations au charme devenu un peu désuet.
Le vent ne dépasse pas 6 nœuds : route alternativement sous voiles et au moteur pour atterrir en fin d'après-midi à Alassio.
Alassio et l'îlot Gallinara en face
François me rejoint dans la soirée après maintes péripéties ferroviaires. L'équipage est au complet, prêt à affronter les terribles moments qui vont suivre...
Alassio : le port
21 décembre :Nous sommes vernis : dès le départ un bon force 5 au portant, Teles s'élance au grand largue sous 1 ris, cap sur Gênes. Nous contournons ce bizarre îlot Gallinara, île privée avec un petit port qui doit être une étape charmante en été.
L'îlot Gallinara côté est
Je me demandais, en préparant cette croisière, ce qui serait le plus dur : la pluie ou le froid. Nous sommes gâtés, nous avons les deux ! Le ciel s'obscurcit, une pluie tenace s'installe et ne cessera pas de la journée. Le thermomètre marque 7°C et ne bougera guère jusqu'au soir.
Côte ouest du golfe, aux environs de midi
Le vent tombe un moment à 8 nœuds et nous sortons le spi à tout hasard. Mal nous en prend : dès 14 heures il y a de nouveau du vent qui bascule au nord ouest, donc du bien froid, et va atteindre 28 nœuds. Nous prenons successivement les 3 ris.
La plage avant est balayée par les vagues et les embruns, et le spi dans son sac finit par passer par-dessus bord, juste retenu à la filière. Il faut aller le récupérer : harnaché et sanglé, je file à l'avant où la voile commence à sortir du sac et embarquer de l'eau. Il faut croire qu'on arrive à décupler ses forces dans ces situations désespérées : j'arrive à récupérer la bête sans la déchirer, puis à réintégrer le cockpit sans la perdre. La promenade sur le pont tressautant et submergé d'eau, douce ou salée mais en tout cas glaciale, est un grand moment ! Après, reste à dégouliner un moment avant de reprendre la manœuvre...
Extrait de dialogue :
- François, on pourrait larguer un ris.
- Pour quoi faire ?
- Ben pour s'occuper un peu, ça réchauffe.
- Je suis déjà très occupé (il est vautré, semi-comateux...)
- ... ?
- Je réfléchis, ça m'occupe beaucoup.
- A quoi ?
- Je me demande ce que je fais là.
- Et ?
- Je n'ai pas trouvé de bonne réponse...
A part notre congélation progressive, les dégâts sont limités : le réflecteur radar tombe sur le passavant, probablement décroché par une latte de grand-voile au moment des prises de ris. Nous pourrons même le récupérer, à peine fendillé. Le 3ème ris a fait des siennes : le mousqueton du point d'amure est tordu ; après 3 allers et retours dans le chahut, je finis par assurer l'œil sur une manille de secours.
Il fait nuit depuis longtemps. En vue de Gênes, nous avons un peu dévié à l'est et il faut virer de bord vers l'entrée du port. Au moment du changement d'amure, je pousse un cri : exposée au vent bâbord depuis des heures, mon hémi-face gauche n'avait plus un globule rouge en circulation, mais le sang passait encore un peu sur la moitié droite ; choc thermique quand elle est brusquement exposée au blizzard sur tribord !
Pour atterrir, nous faisons quelques exercices de dégrippage. Les genoux et les doigts ne répondent presque plus... Nous parlons peu, ayant du mal à articuler. Aux abords du port, je mets en marche radar et AIS : la côte est inondée de lumières éblouissantes, et nous avons du mal à repérer l'entrée de la grande digue. Nous laissons un cargo et un ferry sortir devant nous, et pénétrons enfin dans le large chenal. Il y a encore 2 milles à parcourir jusqu'au quai d'accueil de la marina !
Nous traversons cette immensité, fascinés malgré notre état en longeant dans la nuit ferrys et porte-conteneurs géants.
Nous aurons mis 10 heures pour couvrir les 45 milles de cette traversée. Enfin amarrés à Porto Antico, au cœur du port historique et en pleine ville, nous mettons le chauffage à fond pour entreprendre de sécher notre équipement. Changés, rassasiés, ressuscités, une nuit réparatrice dans ce cadre prestigieux efface vite notre fatigue.
22 décembre :La nuit a été polaire. Nous débarquons au milieu de véhicules couverts de glace, les journaux locaux titrent sur le verglas qui a envahi une partie de la ville. Nous allons faire une courte promenade entre les nombreux palais et musées. Malgré cette veille de fêtes, il y a peu de monde dans les rues balayées par le vent de nord.
La Piazza De Ferrari, le Palazzo Reale
Galeries d'art et bouquinistes
N'y tenant plus, nous trouvons refuge dans une merveille de bar à vins : la cuisine génoise, un régal !
Art, vins et gastronomie...
On ne peut manquer le célèbre Musée de la Marine.
Le sous-marin devant l'entrée du Musée de la Marine
La salle Christophe Colomb
Galère du XVIè s. reproduite à l'identique
23 décembre :
Le vent tourné au sud arrive à trouer les nuages par endroits, éclairant les façades lorsque nous quittons Gênes.
Du vent de sud, c'est moins de froid et beaucoup plus de mer. Dès la sortie du port, nous nous trouvons dans une grande houle, longue, presque atlantique. Les cargos au mouillage déjaugent largement à chaque vague, et nous allons chevaucher de vallées en sommets, avec un bon force 4-5 au près.
Plus à l'est, la mer devient de plus en plus nerveuse avec une houle courte et croisée. Après avoir réduit puis remis de la toile, nous reprenons un ris lorsque nous passons au portant le cap de Portofino où il faut empanner sous 18 nœuds de vent. La baie de Portofino est très agitée.
Nous arrivons de nuit à Santa Margherita Ligure, dont la digue extérieure semble en travaux mais qu'aucun feu ne signale. Après avoir affalé, nous marchons à petite vitesse, au radar et sur les indications de François qui scrute la nuit à l'avant. Nous passons une bouée rouge non signalée sur les cartes et que nous supposons être une entrée provisoire. Nous entrons dans un port très secoué par un fort ressac. Tous les bateaux sont amarrés avec des aussières longues, à distance des quais : précaution éloquente... On nous place (amarrage assez sportif) devant la cahute qui tient lieu de capitainerie. Le secteur est vraiment agité, mais il y a pire dans le port, avec des voiliers qui roulent de façon impressionnante.
Une fois à quai, une petite vérification du bateau montre les séquelles de cette navigation musclée : une buse de chauffage s'est décrochée dans les fonds, ainsi que le couvercle du vase d'expansion du liquide de refroidissement du moteur. Pas grave... à condition de s'en être aperçu !
24 décembre :Il pleut à verse. On se demande si le port ne va pas déborder... En fin de matinée, il pleut toujours mais un peu moins fort, nous allons faire un tour en ville.
Encore une étape gastronomique, puis retour au bateau en attendant notre "réveillon" : eh oui, c'est la veillée de Noël !
La pluie et le vent redoublent. L'anémomètre du bord indique jusqu'à 37 nœuds de vent dans le port. Le bateau bouge dans tous les sens. Brusquement, un choc, puis un second : nous touchons le bateau voisin, rudement malgré les pare-battages. La cause apparaît rapidement : une amarre a cassé. La ligne de quai a aussi souffert mais sans se rompre. Nous enfilons les vêtements qui n'ont certes pas eu le temps de sécher, et nous allons remettre une amarre, doublée d'une autre en les protégeant par des bouts de tuyau pris sur les réserves du bord. Ce combat de près d'une heure s'achève avec la grosse remorque de 30 mètres qui nous retiendra en dernier recours si tout casse...
Comme je suis trempé, je le reste pour aller chercher un peu d'avitaillement : du pain frais, et surtout du vin... Je ne retrouve pas tout de suite la supérette repérée le matin, et il me faut presque une heure pour revenir. La pluie battante a entièrement traversé mon blouson, réputé imperméable mais qui ne l'est plus du tout. Mon portefeuille est quasi-dissous dans ma poche, et je paie avec des euros ruisselants.
Une fois de retour, l'exercice va consister à retirer la salopette dégoulinante sans tremper les chaussettes dont je n'ai plus qu'une paire de rechange : j'arrive à la passer par-dessus les bottes dans le bac à douche. Voilà des manœuvres indispensables en navigation, qu'on ne soupçonnerait pas en été !
La salle d'eau est transformée en séchoir avec le chauffage (réparé) à fond. Enfin nous allons dignement festoyer.
25 décembre :
La météo nous annonce toujours du vent de sud, revenu à force 6 à 7, pas mal de houle. Voilà un programme alléchant, et nous quittons Santa Margherita sans trop de regrets. Cap sur San Remo. Dès le cap de Portofino franchi, en effet il y a de l'animation...
Vent de face 22 nœuds, houle cette fois vraiment forte avec des vagues énormes. Nous estimons les creux à 4 mètres, des murs impressionnants nous dominent avant de soulever le bateau. Je n'avais connu une telle mer qu'une fois, sur une queue de mistral lors d'un mémorable retour de Corse (cf. Les mille milles du Jasmin).
La toile est rapidement réduite sous 2 ris. Teles encaisse bien cette mer démontée que nous sommes contraints de remonter au près. Quelques déferlantes inondent le cockpit, et nous bien sûr au passage. Nous faisons le dos rond, avec gilet et sangle. Vers midi, le vent monte encore et nous préparons une nouvelle réduction au 3ème ris. Alors que je m'apprête à monter au pied de mât, François me crie quelque chose. Je m'aperçois que la bôme est déventée et oscille violemment d'un côté sur l'autre : la manille du chariot d'écoute a cassé, le palan n'est plus maintenu. Avec la cavalcade du bateau qui continue sur les vagues toujours géantes, nous mettrons plusieurs minutes à immobiliser la bôme et le palan d'écoute par une réparation de fortune.
La donne a changé : par ce gros temps, une nouvelle avarie deviendrait un risque important. Impossible de réparer efficacement dans la brafougne ambiante. Nous devons nous dérouter et retourner à Gênes.
Deux heures plus tard nous retrouvons le grand port qui nous offre un abri total. Et nous reprenons la même place qu'à l'escale précédente, toujours très aimablement accueillis.
D'abord profiter d'un éphémère rayon de soleil pour un déjeuner tardif, pendant que tous les effets mouillés sont mis à sécher sur le pont.
Puis réparer la pièce défaillante ainsi que la ligne de quai endommagée à Santa Margherita : ce sera l'affaire d'une petite heure, suivie d'une inspection générale.
Il est 16 heures : dans une demi-heure il fera nuit et nous avons encore une journée de marge. Nous décidons une nuit tranquille sur place avant d'entreprendre de nouveau la traversée retour.
Cette extraordinaire journée, à elle seule, va récompenser nos efforts et nos souffrances des jours précédents ! Nous quittons Gênes sous un ciel gris mais sec, avec une mer plate et 16 nœuds de vent de nord : du portant, qui va se maintenir dans une totale stabilité toute la journée. Il n'y a plus trace de houle et Teles glisse sans obstacle sur cette surface de rêve.
Le vent monte en début d'après-midi, et nous réduisons la toile au fur et à mesure. A 14 heures 30 nous sommes sous 3 ris, 27 nœuds de vent au grand largue, et le bateau file à plus de ... 9 nœuds !
Cette allure va se maintenir plusieurs heures, sans aucun incident. Teles dépasse plusieurs fois 10 nœuds, avec une pointe à 11,1 nœuds. Voilà des instants de navigation rares, malgré le froid car ce vent de nord est rafraîchissant, et pour nous le bonheur total !
A ce train d'enfer, nous atteignons San Remo en 9 heures pour plus de 65 milles, soit plus de 7 nœuds de moyenne.
Décidément nous aurons tout connu : matinée ensoleillée, bien calme avec un petit force 4 de nord est. Nous en profitons pour hisser enfin le spi, histoire d'avoir mis au moins une fois une voile de petit temps.
Vers midi, c'est fini. Plus de vent, on affale et on rentre soigneusement le spi en attendant un coup de mistral que la météo prévoit en fin d'après-midi sur la Côte d'Azur. Nous faisons route au moteur en espérant passer avant. Le seul souci est d'éviter les nombreux débris charriés par les pluies diluviennes des jours précédents, avec de vrais troncs d'arbres entre Monaco et Nice.
On n'y échappera pas : sitôt passé le cap d'Antibes, le vent tourne à l'ouest, se lève d'un coup et monte à 30 nœuds en moins d'une minute.
Impossible de poursuivre pour les 15 milles restants : nous allons nous réfugier à Cannes.
Après un amarrage un peu acrobatique sur un ponton normalement désaffecté, nous laissons le bateau que je reviendrai chercher le lendemain, une fois le coup de vent passé.
Nous avons bien traversé les fameuses dépressions du golfe de Gênes. Le tracé du barographe du bord, que nous avons suivi attentivement, est particulièrement démonstratif.
Autre chose nous a séduits : la prodigieuse gentillesse de l'accueil sur le sol d'Italie, partout où nous avons atterri au long de ces 295 milles de navigation. Et pour l'anecdote, Teles a atteint ses 4000 milles (en 13 mois) sur la dernière étape.
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Anonyme (non vérifié)
2 Janvier 2010 - 12:00am
Et dire que j'étais invitée !