Corse - traversée initiatique
28 mars 2008 : première traversée pour Ligeia et en solitaire.
Sitôt terminée la journée de travail, direction Port-Fréjus. Le bateau est avitaillé depuis le matin, les pleins sont faits, reste à partir.
Une certaine émotion en quittant le port pour une première traversée de nuit, en solitaire qui plus est, bien que ce soit mon mode habituel de navigation.
Une fois dépassé le Lion de Mer, je mets le cap sur l'Ile Rousse où Armelle doit me rejoindre en ferry (en moche bateau, quoi...). Tout de suite, c'est un enchantement : le fait de partir loin des côtes pour la première fois, le jour qui baisse vite, et surtout un vent parfait, 15 nœuds établis par travers tribord. Une fois les voiles réglées, Ligeia file autour de 7 nœuds ! La mer reste peu formée, je peux prendre quelques photos.
Au large de la côte varoise
Un dîner sur le pouce tant qu'il fait encore jour, le soleil se couche vite fin mars. Hélas, la gîte est sur bâbord et ma cambuse à tribord : j'ai le malheur d'ouvrir (avec précaution pourtant) un équipet dont le contenu jaillit et se répand dans le carré. Une bouteille de sauce bolognaise s'écrase au sol ! Je ressors de ma mémoire toutes les injures du capitaine Haddock, agrémentées des miennes, pour m'égosiller en prenant les vagues à témoin. J'en serai quitte pour un peu de ménage et pour décider d'éviter désormais les récipients en verre !
J'apprends la nuit en mer, le ciel qui s'obscurcit, les lumières de la côte qui s'éloignent mais restent longtemps visibles, le ciel étoilé avec une luminosité comme on n'en voit pas à terre. J'ai droit à quelques étoiles filantes, pour le reste je n'y connais rien aux étoiles, donc je me contente d'admirer. L'air reste doux, le spectacle est féérique. Vite, le bateau glisse sur l'eau noire, tenant ses 6,5 à 7 nœuds sans faiblir. Je vois arriver une éblouissante masse lumineuse : un ferry qui semble me foncer dessus, j'évalue mal les distances et les routes. Au bout de longues minutes, il passe loin devant mon étrave.
D'autres gros navires apparaissent, la "veille attentive" prend tout son sens. J'essaie d'anticiper les routes, d'estimer le relèvement, le gisement... Une ou deux fois un contact VHF me semble s'imposer, juste pour me rassurer sur les intentions du 100.000 tonnes qui se profile, mais personne ne répond. Evidemment, je sais bien que la VHF ne fait pas partie des "moyens de prévention des collisions en mer". Bon, je vérifie quand même mes feux. Les ferrys illuminés et les cargos sombres sillonnent l'horizon en tous sens, de minuit à 3 heures du matin. Je commence à assimiler le langage de la nuit. La durée du parcours d'un "gros" depuis l'horizon jusqu'à moi est de 20 minutes. Je finis par faire quelques pauses-sommeil de 15 minutes environ, le pilote connecté au waypoint de l'Ile Rousse au GPS. La VHF diffuse de temps en temps les messages du Crossmed en Corse : déjà un air du large... Après 3 heures, la mer devient déserte.
A 4 heures, le bateau s'affole et perd son cap, la barre se bloque sur bâbord : plus de pilote. Un empannage intempestif est évité de justesse, je reprends la barre. Je comprends vite que la batterie s'est déchargée prématurément. Je passe le coupleur sur la batterie n°2 en notant l'heure, prévoyant de recharger rapidement. La mer se soulève, les vagues sont nettement plus hautes mais le vent reste stable.
La nuit est noire, les étoiles sont cachées par une bande nuageuse. A l'horizon, quelque part en direction de la Corse, une lueur apparaît. C'est comme le faible halo sur l'horizon qui précède les feux d'un ferry. Mais cette lueur grossit lentement, devient un brasier orange de forme arquée. C'est le milieu de la nuit et mes sens sont un peu ralentis : ce n'est que quand un disque flamboyant s'élève du ciel que je comprends que c'est le lever de la lune, une lune rousse qui éclaire tout le plan d'eau. Aucune côte n'est visible, et l'horizon semble rétréci par rapport à la perspective qu'on a depuis la terre.
Le temps fraîchit, annonçant l'approche des côtes corses et leurs vents capricieux. Vers 5h45 le ciel pâlit à l'est, le jour se lève lentement. La mer s'agite encore, Ligeia file toujours à la même allure mais le génois est plus dur à tenir et la gîte devient forte. Je prends un ris, vite suivi par le second. Le bateau se calme alors que le soleil pointe à l'horizon, éclairant la côte de Balagne que j'aperçois pour la première fois, déjà assez proche. Je fais des pauses-sommeil de quelques minutes, la fatigue se fait maintenant bien sentir. Je vois au dernier moment un gros cargo qui dépasse mon étrave à moins d'un mille...
Il est temps de recharger les batteries et je mets le moteur en route, en laissant au point mort, le vent dépasse 20 nœuds et nul n'est besoin de brise Yanmar pour avancer !
Je longe maintenant la côte nord de la Corse en m'en approchant doucement. L'Ile Rousse est en vue, avec ses gros îlots qui forment des amers bien reconnaissables. Je vérifie la route et les profondeurs sur la carte, et la position au GPS : je me méfie de la fatigue et d'une faute d'inattention dans cette zone où les hauts fonds et les dangers sont nombreux.
En vue de l'Ile Rousse
J'arrive enfin vers 11 heures en vue de la rade. Appel du port à la VHF. Le vent reste autour de 15 nœuds à l'entrée du port, je prévois une manœuvre difficile. Le chenal est balisé, mais j'ai un peu de mal à distinguer les bouées blanchâtres des mouettes... Peu avant midi, j'entre dans le port avec difficulté, et je fais un tour de reconnaissance pour chercher une place. Je repère un emplacement mais je suis mal engagé pour manœuvrer. Je préfère ressortir du port, et entrer de nouveau avec une erre suffisante pour me loger dans cette place contre un quai. L'accostage se passe assez bien malgré le vent qui souffle en travers, et je peux finalement m'amarrer... et décompresser !
La traversée aura duré 18 heures pour 110 milles, ce qui est nettement plus rapide que prévu. Mais les dernières heures ont été éprouvantes : je suis parti déjà fatigué après une journée de travail, la météo a été assez musclée les dernières heures, et la découverte décuple évidemment le stress. Après un déjeuner très apprécié à bord, je m'effondre pour une sieste de plusieurs heures.
Une petite balade dans l'Ile Rousse (on en fait vite le tour...) en fin de journée, puis une nuit complète à quai me permettent de récupérer complètement.
Au petit matin, le ferry de Nice entre dans le port. Armelle n'a qu'à longer le ponton pour changer de bateau. Après le petit déjeuner, nous larguons les amarres vers Calvi où un vent très discret nous amène en quelques heures. Le ponton d'accueil est désert : pas commode pour s'amarrer sur pendille sans s'appuyer sur des bateaux voisins, mais il n'y a plus guère de vent et la manœuvre est finalement facile.
Calvi : le port
Le port est dans un état indigent : quais sales, de la rouille partout, plus de la moitié des bornes eau-électricité sont défoncées, éventrées ou carrément disparues. Ce doit être une mine à court-circuits... Les sanitaires du port sont obstrués par des grilles tordues qui laissent deviner un antre d'immondices. La capitainerie est fermée. On nous a parlé de rats... mais pas de passagers clandestins sur Ligeia. Nous redécouvrons Calvi et sa citadelle, visitons un oratoire désert et hors du temps, finissons dans un salon de thé accueillant donnant sur la côte ouest.
Calvi : le port et la citadelle
Le 31 mars commence véritablement notre parcours. Un bon vent d'ouest de 15 nœuds nous oblige à tirer un large bord de près au large de la pointe de La Revellata, puis virer au sud vers la réserve de la Scandola. Le vent nous accompagne et restera obstinément au SW, droit dans le nez, pendant tout notre parcours, malgré la météo qui annonce imperturbablement du NE jour après jour. Nouveau bord carré vers le large, où nous mettons à la cape le temps de déjeuner et d'une petite sieste. Un navigateur solitaire, notre unique voisin de ponton à Calvi, quelque peu misanthrope mais de bonnes manières, que nous avons vite surnommé "le pirate", suit de loin la même route en tirant des bords très au large. Finalement, il nous dépasse facilement, visiblement son but n'est pas de suivre la côte.
Nous avons pas mal dérivé et nous rejoignons la baie de Nichiareto, la pointe Palazzu et la réserve de Scandola avec ses reliefs tourmentés qui plongent dans la mer : spectaculaire promenade au pied des roches aux couleurs flamboyantes, dans un silence quasi-absolu que souligne parfois quelque rare moteur incongru et rapidement disparu .
La Scandola
N'étant pas familier du lieu, je n'ose m'aventurer dans l'étroit passage entre la terre et l'îlot de Gargalo, impressionnant goulet entre deux murs verticaux de plusieurs dizaines de mètres de hauteur. Ligeia pourrait finir écrasé avant de sortir à l'autre bout...
Après la Punta Rossa nous entrons dans l'immense golfe de Porto. La visibilité est excellente et nous laisse éprouver la dimension de ce cirque en 2 baies que sépare le cap Senino. Les parois sont vertigineuses. En arrière-plan, les hautes montagnes de Corse sont couvertes de neige. On se croirait dans quelque fjord norvégien ! Nous entrons dans le golfe en longeant sa côte nord, pour une fois avec un petit vent de travers qui nous amène à la Girolata, mouillage mythique de tous les visiteurs à voile venus du continent.
La Girolata
L'endroit est digne de sa réputation : gardée par un promontoire surmonté d'un fort en ruine, une anse cachée s'ouvre au sud-ouest par un passage de faible profondeur mais bien balisé. Des bouées de mouillage couvrent le plan d'eau devant un petit ponton et quelques paillotes sur le rivage. Plus haut, quelques maisons regardent vers le large. Des chèvres, des cochons circulent librement. Les bruits sont ceux des fermes imagées de l'enfance... Le "pirate" nous a précédés et débarque en annexe avec son vélo. Nous avançons à la limite du tirant d'eau du bateau et prenons une bouée. La nuit est fraîche et sereine dans ce cadre intemporel.
1er avril et pas de poisson en vue ! Cap au sud-ouest (avec toujours le libecciu qui nous souffle dans le nez), nous commençons la traversée du golfe de Porto. La houle et le ressac sont connus à cet endroit, et malgré le vent toujours bien faible, la mer roule et ondule à plaisir. Les entrailles d'Armelle ne résistent qu'un temps... Finalement la brise Yanmar prendra le relais des bords carrés pour rejoindre la côte sud du golfe et longer les calanques de Piana. La pierre est rouge, jaune, noire, sculptée en lames obliques qui fendent l'eau devant nous, toujours uniques spectateurs dans cette immensité. Au loin l'entrée de Porto, à peine visible, de rares criques avec quelques constructions et les villages très haut, au sommet des falaises.
Golfe de Porto
Nous quittons le golfe par le capo Rosso puis mettons cap au sud. La côte est plus basse et hérissée de langues de terre successives jusqu'au golfe de Sagone.
Capo Rosso
Juste à l'entrée, de hautes vagues s'abattent sur les enrochements du port de Cargèse où nous entrons en fin de journée. Il n'y a aucun visiteur et le ponton d'accueil est théoriquement vide... mais peuplé de bateaux de pêche. On nous attribue une place à côté d'une embarcation ornée de rouille, de cambouis et surtout d'une épaisse fumée de diesel à chaque sortie. Les eaux du port sont un cloaque de détritus divers, débris de filets, têtes de lamproie... Je crains pour l'hélice et les prises d'eau du bateau : en effet, la pompe du Jabsco va être coincée par des corps flottants divers et il me faudra démonter le mécanisme pour purger. Le sympathique préposé de la capitainerie déplore ce squat et promet d'agir... quand nous serons partis.
Cargèse
Nous prenons notre parti de cet environnement peu ragoûtant et restons 2 nuits à Cargèse. Visite du village où nous suscitons une discrète mais indéniable curiosité : les touristes sont rares à cette époque. Nous visitons chacune des 2 églises qui se font face, la catholique et l'orthodoxe, rappel de l'ancienne colonie hellénique qui a fondé le village. L'histoire mouvementée, mais finalement œcuménique de ce lieu a laissé des liens toujours vivants avec les cousins grecs.
Cargèse est notre dernière étape et nous continuons au sud. Il y a moins de houle à la traversée du golfe de Sagone que dans celui de Porto, mais le paysage est moins attractif. Après la passe des Iles Sanguinaires, nous pouvons de nouveau nous remettre à la voile, et même tangonner le génois pour les derniers milles avant Ajaccio. Pour la première fois depuis Calvi, nous voyons d'autres bateaux que le nôtre sur l'eau.
Le port Tino Rossi est animé : trafic des ferrys, nombreuses flottes de grands voiliers en partance pour les loueurs grecs et croates, pas mal de plaisanciers.
Ajaccio : le port Tino Rossi
Nous prenons la journée suivante pour visiter la vieille ville, l'historique Bibliothèque Municipale, la maison des Bonaparte.
Ajaccio : la Bibliothèque Municipale
Le marché est coloré et odorant, nous allons remplir les cales de Ligeia de vins, coppa et fleurs.
Ajaccio : le marché aux fleurs
Le 5 avril, Armelle remonte sur un "moche bateau" et je reprends la route du retour pour une nouvelle traversée en solitaire. La météo est acceptable mais un avis de force 8 est donné pour le lendemain matin sur Balagne et Cap Corse. Je dois donc partir rapidement.
Ajaccio : la citadelle
Cette fois le libecciu, qui n'a pas faibli, va me pousser par le travers et, sitôt éloigné de la côte, je retrouve les mêmes conditions qu'à l'aller sur l'amure opposée. Après ces jours tranquilles, je n'ai plus de fatigue et la nuit n'est plus une découverte. La côte s'éloigne assez vite. Au soir elle s'estompe dans la brume et on la devine par la bande nuageuse qui la recouvre. La nuit s'installe, je retrouve cette ambiance si particulière qui m'est devenue familière : le glissement sur l'eau noire, les feux des cargos, l'illumination des ferrys. L'évaluation des routes me pose beaucoup moins de problème et la "veille attentive" est devenue une routine bien assimilée. Je prends quelques pauses-sommeil bien calibrées.
Dans la nuit, le vent monte mais surtout la mer s'agite. Je prends rapidement les 2 ris mais il y a beaucoup de chahut sur la plage avant : je m'aperçois que la contre-écoute de génois s'est libérée de son winch et s'est emmêlée avec l'écoute tribord. Je ne peux plus border le génois après enroulement partiel comme il le faudrait pour tenir le bateau. Le génois fasseye furieusement. Il y a trop de mer, je ne peux monter sur le passavant sans risque pour aller dénouer l'affaire, que j'évalue mal dans l'obscurité. Je n'ai que la solution d'enrouler le génois et de garder la grand-voile arisée en appuyant au moteur. Après 4 heures dans ces conditions, le jour se lève et je peux voir ce qui se passe. La mer s'est relativement calmée et je monte sur le pont, toujours sanglé, pour démêler les écoutes. Il ne reste qu'à dérouler partiellement le génois et éteindre le moteur. Je reprends une navigation stable avec un vent établi à 20 nœuds, toujours de SW par un bon travers qui m'assure mes 6,5-7 nœuds.
La météo annonce un renforcement du vent avec un avis de grand frais pour la fin de matinée sur la côte varoise. Sauf incident, je serai au port avant mais je n'ai pas beaucoup de marge. A une vingtaine de milles de la côte, le pilote donne des signes de faiblesse : il ne barre que vers bâbord. Pas de problème de batterie cette fois, les circuits fonctionnent. Les tentatives de réglage ne donnent rien. En fait le pilote fonctionne mais n'entraîne plus la barre à roue : c'est un problème mécanique, irréparable sur le moment. Je serai donc obligé de rester à barrer jusqu'à l'arrivée. L'ETA calculé par le GPS me donne encore 2 heures de marge.
A une dizaine de milles de la côte, le vent dépasse les 25 nœuds, les vagues atteignent un bon mètre. A la barre, pas de problème mais je commence à me demander comment je vais affaler sans pilote. Le vent s'oriente carrément à l'ouest et m'oblige à changer de cap : au près serré, ma vitesse diminue et je perds du temps. Je devrais tirer des bords mais le virement de bord sans pilote à force 6 ne me dit trop rien... Je continue donc à serrer le vent, qui tourne par moments et me permet de regagner du terrain. Au large de l'Esterel, il me semble que la mer se couvre de plus en plus d'écume et je pense que la bande côtière va secouer sérieusement. Je décide d'affaler avant.
Après avoir lancé le moteur, je tente de bloquer la barre pour aller au piano mais le bateau ne tient pas assez longtemps. Il y a des rafales à 28 nœuds qui font tour à tour abattre ou lofer et m'obligent à vite reprendre la barre. Du poste de barre, je parviens à enrouler le génois. Evidemment cela rend le bateau hyper-ardent malgré les 2 ris dans la grand-voile. Après plusieurs tentatives, je profite d'une courte accalmie pour enfin pouvoir rester face au vent, barre bloquée, le temps d'affaler la grand-voile. Pas de drisse prise dans les barres de flèche ou le feu de hune, classique du genre dans ces conditions de mer... Reste une bonne heure jusqu'au port, que le moteur assure sans encombre. En entrant dans la baie de Fréjus, je découvre un plan d'eau pacifié, un peu moins de vent, presque le calme en comparaison de ce qui a précédé. Pourtant je doutais que cette zone soit suffisamment déventée du vent d'ouest comme souvent par mistral : la météo laissait craindre au contraire un renforcement du vent et de l'agitation de la mer à l'approche de l'avis de coup de vent. Mauvais calcul, j'aurais dû davantage tenir compte de l'effet des reliefs et téléphoner au port plus tôt pour avoir les conditions locales. On n'apprend que de ses erreurs...
L'Esterel près de St Raphaël
A l'entrée du port, je me suis annoncé par téléphone et je suis accueilli par mes voisins de ponton, visiblement heureux de me voir revenu ! Ce retour entouré est particulièrement émouvant. Je suis juste un peu fatigué, et surtout heureux d'avoir mené à bien cette première.
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Anonyme (non vérifié)
18 Juillet 2008 - 12:00am
Beau récit, qui m'a rappelé