Comment s'échouer proprement dans un fleuve

Comment s'échouer proprement dans un fleuve

Posté par : Mathias
03 Avril 2018 à 23h
Dernière mise à jour 03 Avril 2018 à 23h
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Nous étions coincés depuis 5 jours dans cette morne marina d’Ancône, à des kilomètres de la jolie ville. La veille, nous avons encore fait le très long tour du bassin à pieds sur le béton sans ombrage, depuis notre place jusqu’au feu babord de la digue côté large : ça soufflait encore bien fort, la mer était jaune, avec de grosses crêtes. Décourageant ! Mais la météo annonçait que le lendemain, ça s’améliorait en cours de journée et que le soir serait bien plus calme. 
Nous avons refait l’approvisionnement complet. Le lendemain matin, Dagmar va payer à la capitainerie, et par les vitres de l’étage voit que l’état de la mer n’a guère changé. Mais elle ne m’en fait pas part. Mauvais départ, elle perd une défense, malgré un adroit demi-tour pour la repêcher. Dès la sortie, les voiles sont réduites, (avec notre nouvel enrouleur de Gd-voile surdimensionné c’est devenu un jeu d’enfant) 25 nœuds travers/bon plein et surtout une houle résiduelle de 5 jours de NE 6 bf.
Dagi demande à retourner, mais je m’insurge, il n’y a aujourd’hui que 4 bf rafales à 5, avec promesse de diminution. La houle est traversière et peu confortable, il est vrai, mais le First 29 et ses 1,70m de tirant d’eau tient bien son assiette, aucune raison de s’affoler. Dagmar s’affole cependant. C’est la première fois en 5 ans qu’elle panique. Elle tousse nerveusement, devient pâle, ne se sent plus très bien. Tout en essayant de la rassurer… la nervosité communicative, me gagne tout autant, à mon insu. Pourtant je navigue depuis 50 ans !
Sur ce, le pilote se met à déconner ce qui commençait à lui arriver ces derniers temps : un contact défaillant côté prise. Mais la prise semble bien mise, c’est donc autre chose. Comme Dagi n’arrive plus très bien à barrer plus de cinq minutes dans son état, c’est moi qui conduit. En fait, c’est très peu de chose qui arrive au pilote : il s’est dévissé sur son embase, à cause des mouvements de la houle. Mais je ne peux ni ne veux le savoir, occupé comme je le suis à barrer et soucieux de Dagi, ma petite femme démoralisée.
D’être prisonnier de la barre m’est pénible, d’autant que j’ai la manie de descendre toutes les quinze minutes à la table à carte. Je choisis de naviguer au sondeur sur des fonds de 10 m, ce qui me fait longer la côte un peu plus large que les 5 miles habituels qui nous permettaient de passer en-dessous des engins de pêche et surtout des fermes marines.
Nous n’allons pas assez vite, je devrais donner un peu de toile, mais alors barrer devient plus prenant et le stress de Dagmar sans doute augmentera avec la gite. L’anémomètre oscille entre 18 et 22nds, seule cette mauvaise houle nous malmène, d’autant qu’elle est renforcée par la remontée de fonds sur cette ligne rectiligne d’interminables plages basses.
Au tiers de la route vers Pesaro, le NE restant fixe à 18/22 nds, mon épouse toujours l’ombre d’elle-même, je lui demande de téléphoner au bureau du port de Senigallia pour savoir si nous avons assez d’eau pour y entrer. Ce serait une façon d’écourter cette journée maussade. C’est la première fois que nous téléphonons ainsi, après s’être planté plusieurs fois dans des ports ensablés. Dagi s’est bien ressaisie pour cette communication : on n’a qu’à se pointer à l’entrée du port et un zodiac viendra nous guider.
J’enroule aussitôt la Gd. Voile et le genoa, laissant la barque dériver à environ 1,5 mile du port. Je dis environ, parce que, descendu à la table à carte après avoir jeté : « je vais étudier l’entrée » le Traceur et le GPS graphique n’affichant plus la position du bateau, il me faut les réajuster c’est normal ; mais j’entends Dagi pousser un hurlement de peur car le sloop immobilisé est plus fortement sujet de la houle, qui le roule parfois assez méchamment. Je saisis un document sur la table du carré : c’est une photo aérienne imprimée de Senigallia, je regarde attentivement et me dis : bon, ce ne sera jamais que le 150 ème port que nous entrons, il y a une seule entrée et basta ! Il n’y avait qu’une entrée visible, l’autre était coupée par le cadrage…
Remonté dans le cockpit, je lance le moulin et fais cap à vue sur les jetées. C’est ainsi la première fois que j’aborde un port sans avoir fait le point et étudié l’accès ! ! La houle est vraiment prégnante, il commence a y avoir des élans de surf, j’accélère pour garder le cap avec les vagues. En se rapprochant, je vois, vers la plage les deux jetées de l’entrée véritable en perspective, bâties dans la même pierre, de même hauteur, comme un mur continu et ne laissant voir aucune brèche : « ce n’est pas par là ! » Par contre, droit devant, une entrée relativement étroite se présente franchement.
Je n’ai pas le temps de me poser beaucoup de question sur la largeur de ce passage, la houle m’y pousse mécaniquement et en quelques instants nous y sommes engagés, et une minute plus tard… échoués. Quelqu’un crie sur la jetée en agitant les bras dans l’autre sens, je tente de faire un demi-tour impossible contre un train d’enfer de vagues puissantes. Le Whisper s’élève et retombe lourdement. Au troisième coup le mât se plie en deux et tombe en amont, toujours retenu, et fait comme un ancrage, piqué dans le sable. Il y a 1m d’eau. Cette fois c’est vraiment foutu.

L’entrée qui était coupée sur la photo et que nous avons prise était celle du port il y a dix ans, par ce débouché d’un fleuve. Elle a été abandonnée après la construction de la nouvelle entrée, celle que je n’ai pas pu distinguer depuis mon cap d’arrivée. L’entrée fluviale fortement ensablée, a été déclassée « voie navigable ». Du coup aucun signal n’indiquait son interdiction, c’est un problème administratif à l’italienne. 

Le lendemain de notre accident, une magnifique balise neuve jaune de danger se signale au bout de l’épi du canal fluvial. Malgré cela, d’autres plaisanciers se sont jetés dedans par erreur : trois bateaux pendant les dix jours que nous sommes restés à Senigallia. Mais par beau temps, il suffit d’aller à petite vitesse, comme il se doit, et de faire demi-tour dès qu’on touche !
Photos et détails en tapant « voyage du Whisper »

Emplacement

Remettre le voilier à niveau a été plus facile que de remettre le moral du skip au beau fixe!

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