Vendée-Globe : les chroniques de Jean-Yves Chauve
"Salle d'attente"
La musique est brutale. Avec l’amplificateur, impossible d’y échapper. Ces quelques notes répétitives et sans nuances sont lancinantes, assourdissantes. Un matraquage sonore choisi pour être impératif. Ti, ta, ti, ta, ta, ta, ti… Depuis le temps qu’à chaque appel, cette sonnerie se répète, elle est entrée dans la tête au point d’en devenir un réflexe. Un conditionnement à la Pavlov qui ne se résout que par sa résultante : décrocher et répondre.
Cette fois, ma réaction est plus lente de quelques secondes, le temps de s’extirper du rêve dans lequel la mélodie s’est infiltrée. Dans une somnolence brumeuse qui peine à se dissiper, la prise de conscience de l’urgence éclate. Emerger, vite. Quelle heure est-il ? Question idiote. Tard ou tôt, c’est sans importance. L’essentiel est l’appel. Un bateau, c’est sûr. Le téléphone à tâtons, du bout des doigts, juste à côté. La lumière blafarde de l’écran troue l’obscurité. D’abord, arrêter ces maudites notes qui cassent les oreilles et empêchent de penser. Des chiffres qui s’affichent. Pas de doute, c’est bien un concurrent. Appréhension d’entendre les premiers mots. Aux intonations, je sais déjà si la situation est ou non maîtrisée, si la douleur taraude la pensée et la voix. Qu’est ce qui se passe ? Etre à 100% disponible, là, tout de suite, pour évaluer la gravité du problème et prendre les décisions qui s’imposent. Ne pas tergiverser. Il est si loin et si seul. En instantané, défile dans la tête le souvenir des accidents d’autres courses. Raphaël, Eric, Yann, Bernard et les autres.
Ce jour-là, c’était un matin tranquille de décembre. Un jour comme aujourd’hui où l’on se dit que là-bas dans le Sud, la vie des skippers solitaires semble aller pour le mieux. Mais brutalement, tout bascule. Le film repasse en accéléré avec encore en mémoire, l’appel, les cris de douleur, de rage et de désespoir. Instantanément, je comprends. C’est grave, mais la souffrance est trop forte pour qu’il puisse l’expliquer. Je dois attendre qu’il se calme, même si je sais l’urgence de savoir. Lui parler dans ses silences, lui dire que je suis là, pour lui, pour l’aider. L’apaiser, le rassurer. Lui laisser le temps d’évacuer l’énorme pression du stress de sa vie en péril.
Le souvenir de l’accident est si présent qu’à travers cette écriture, je le revis de nouveau dans ses moindres détails. Je me revois me projeter par la pensée dans cette cabine froide et humide, posée sur l’eau aux confins du monde avec l’importance de savoir là où il pouvait se tenir, téléphone à la main. Il avait dû s’allonger pour mieux supporter la douleur exacerbée par les chocs de la coque sur les vagues. Je me souviens combien Il hurlait sa souffrance, des cris et des pleurs qui faisaient mal, rien qu’à les entendre. A travers l’impossibilité d’être à ses côtés pour le soutenir, j’imaginais combien sa solitude pouvait être immense.
Difficile de trouver les mots pour faire avec lui le film de l’accident et en comprendre la mécanique. Pour entrer dans son univers bouleversé, j’avais dû poser des questions claires pour avoir des réponses simples, sans ambiguïtés. Se méfier des expressions populaires approximatives sources de quiproquos. Un « mal au rein » qui parle d’un mal au dos, un « mal au cœur » qui veut dire nausées, le mot jambe pour décrire le membre inférieur. Comme à chaque fois, à des milliers de kilomètres de distance, j’avais ressenti combien ce dialogue était, par essence, limité, insuffisant. Il y manquait les non-dits que le corps exprime et qu’un médecin sait interpréter. Et puis là-bas, dans la solitude anxieuse d’un devenir en danger, trop de pensées s’agitent et se bousculent pour qu’un dialogue clair et constructif puisse s’établir. Je m’en étais rendu compte à travers ses réponses évasives. Mes questions l’ennuyaient, il voulait l’essentiel : savoir quand il aurait moins mal et si on allait venir à son aide. De mon côté, je ne devais pas me laisser emporter par son impatience. Je me souviens de mon calme apparent et de mes paroles positives pour le pousser à se concentrer, au moins quelques instants. J’avais besoin de détails et de certitudes pour poser le bon diagnostic et prendre les décisions qui allaient devoir s’imposer. Malgré le temps qui passe, je ressens encore le stress des journées angoissantes qui suivirent, dans l’attente des secours qu’il avait fallu dépêcher sur place. Au final, l’aventure se termina bien.
Vais-je vivre aujourd'hui ce même scénario ? Non, ce n’est pas un appel en détresse. Rien d’alarmant. Ses mots le disent, tout semble sous contrôle. Le gars explique, tranquille, sans pression. Soulagement.
Dis-moi, où tu t’es coupé ?
Au milieu du doigt, ça saigne pas mal…
C’est situé où exactement ? c’est profond ?
Les réponses sont rassurantes. Un bilan complet s’impose tout de même.
Peux-tu faire un examen précis de la blessure ?
Méfiance, la plaie a pu toucher un nerf ou un tendon. A bord, il dispose d’un manuel de diagnostic et de soins qui l’aide à faire les bonnes investigations.
Il rappelle quelques minutes plus tard. Sensibilité de la peau correcte, flexion et extension du doigt normales. Par whatsapp, il a envoyé une photo. Elle n’est pas très nette mais on distingue l’étendue et on devine la profondeur de la coupure. L’image confirme les mots de sa description. Il a su, à distance, être les yeux du médecin. Bravo. Ces images associées sont une aide substantielle pour évaluer la gravité d’un traumatisme. Si nécessaire, j’aurais pu lui demander une visio s’il avait fallu le guider pour rechercher d’autres éléments nécessaires à un diagnostic précis. La limite est évidemment une douleur interne sans signes visibles. La recherche des symptômes associés par le malade lui-même reste alors à la base de l’échange.
Mais parfois cette téléconsultation à travers les océans peut prendre une toute autre tournure.
Ce matin-là, c’est la femme d’un skipper qui appelle. Elle est en pleurs :
Docteur, mon mari ne va pas bien…
Qu’est ce qui se passe ?
Il vient de me dire qu’il y a quelqu’un à bord avec lui. Il me dit qu’il s’était caché à l’avant….Je suis très inquiète.
J’entends son angoisse mais impossible de croire à cette histoire. Soit elle a mal compris, soit c’est une réalité mais seulement dans la tête du skipper. Malgré tout, il faut penser au pire, à une pathologie psychiatrique passée inaperçue, genre schizophrénie. Ce serait une première dans une course au large. On peut imaginer que chez un individu fragile, le stress, la fatigue, le manque de sommeil, voire une déshydratation, poussent le cerveau à bout. Le mental qui disjoncte dans une bouffée délirante.
J’imagine la suite. Le bateau est au large du Cap de Bonne Espérance. Si cette décompensation se confirme, pas d’autre solution que d’aller le chercher. C’est très loin. Un bateau mettra plusieurs jours à venir sur place et il ne faudra pas attendre de collaboration de sa part, au contraire. Et d’ici là, tout est possible, le pire évidemment. Le bateau sabordé ou le gars se jetant délibérément par-dessus bord.
J’alerte le directeur de course. Il l’a eu en vacation quelques heures avant. Son comportement lui a paru tout à fait normal. Je l’appelle à mon tour, sans rien laisser paraître.
Bonjour, alors comment ça va ?
Tout va bien, je suis assez content de mon parcours et le bateau est sans soucis. Mais pourquoi tu m’appelles ?
Euh… J’aime bien prendre des nouvelles en direct. Aujourd’hui, c’était ton tour… Rien de spécial à signaler ? Tu dors suffisamment ? N’oublie pas de bien t’hydrater, hein ? Même s’il fait moins chaud que sous les tropiques, ton corps a besoin d’eau…
Ne t’inquiète pas. Je fais très attention à ma santé. La route est longue !
Voilà un échange on ne peut plus banal. Rien qui laisserait supposer une bouffée de psychose. J’appelle immédiatement son épouse pour la rassurer. Pour moi tout est normal mais j’entends son désarroi. Tout cela est incompréhensible.
Réunion de crise avec la direction de course. On décide de ne pas déclencher d’alerte via le Cross Gris Nez. Il est urgent d’attendre d’autant que l’analyse de sa route est tout à fait conforme avec les conditions météo qu’il rencontre.
Le lendemain, je le rappelle. Il ne dit rien mais doit s’étonner de tant de sollicitude. Comme je ne connais pas le type de relation qui existe entre lui et son épouse, je m’abstiens d’évoquer l’histoire. Je n’ai pas envie d’entrer dans un jeu dont je ne connais ni les tenants ni les aboutissants. Mes prérogatives consistent à l’assister face à un problème médical, elles s’arrêtent là où commence sa vie personnelle.
Quelques heures plus tard, j’apprendrais qu’il s’agissait d’une blague faite à sa femme. Drôle de blague ! A son arrivée aux Sables, je lui ferai comprendre que ce genre d’humour n’a pas lieu d’être dans une course où des gens mobilisés 24h sur 24, s’inquiètent de la moindre difficulté et vont tout faire pour venir en aide à un concurrent désemparé.
Au moment où j’écris ces lignes, tout est sous contrôle sur la course. Les téléphones sont chargés comme il se doit. Leur silence est rassurant, ici, dans ce bureau devenu chambre et salle d’attente. Une salle d’attente aux dimensions de l’océan et où, pour une fois, c’est le médecin qui attend. Un médecin qui doit être aussi patient, car heureusement, les accidents ne sont pas le quotidien de ce Vendée-Globe.
Dr Jean-Yves CHAUVE
Merci de ces joilis textes qui nous font voyager de notre fauteuil.
Tu parles d'une connexion Watts-App, est-ce la même que nous avons sur nos smartphone?
Merci d'avance de ta réponse.
JJ Blin