Le Nord du Brésil

Et nous voilà de nouveau sur la route! Ce séjour prolongé à Jacaré, et surtout le départ, nous a fait prendre conscience de notre situation de nomades, et de la difficulté à s'arracher d'un endroit où des racines avaient commencé à nous pousser. Pourtant, Jacaré est un vrai port de voyageurs, à la croisée des chemins. D'abord celui de l'Europe vers le Cap Horn, celui que nous suivions initialement, celui du Cap de Bonne-Espérance vers les Antilles ensuite, et puis celui de tout ceux qui vont et viennent sur la côte brésilienne. Pas de sabatiques, par contre: ceux-là traversent en direct des Canaries ou éventuellement du Cap-Vert vers les Antilles en restant dans les alizés, ces vents réguliers et portants que les navigateurs de commerce ont utilisé pendant des siècles pour transporter leurs marchandises entre les trois continents. Pour eux, pas de molles, ces périodes sans vent dues à un anticyclone ou un marais barométrique, pas de pot-au-noir, cette zone entre les deux hémisphères où le vent n'est présent qu'aux abords des grains, mais parfois des surprises, surtout quand le départ est trop avancé dans la saison lorsque les alizés, encore faibles, se font bousculer par une dépression tardive.
Pas de sabatiques, donc, mais des marins qui parlent de Pacifique, d'Asie, d'Océan Indien, d'aventures extraordinaires pleines de couleurs, d'animaux fantastiques, de déferlantes et de passages délicats. Des marins en route depuis des années, qui pour certains ont déjà bouclé plusieurs tours du monde, et qui ne quittent un endroit qu'une fois qu'ils estiment en avoir fait le tour. Parfois ça se compte en années... Nous n'avons pas ce temps, évidemment, et si notre programme nous laisse un peu de latitude, nous devons quand même penser à nous mettre en route...
Nous avons donc atteint le point le plus austral de notre périple. Maintenant, cap sur les Antilles! Avec quelques escales envisagées au Brésil – courtes et en fonction des besoins: nous avons fait les formalités de sortie -, et éventuellement en Guyane. Prochain objectif: Trinidad, pour faire quelques travaux, notamment au bas-étai qui montre quelques faiblesses, et puis redresser ce safran qui nous fait perdre de la vitesse.
Nous voilà donc dans l'embouchure du Rio Paraiba, avec le courant mais contre le vent, et une petite barre à franchir. Tout ce qu'il faut pour lever un clapot franchement désagréable. Après ces quelques mois passés à terre, la mer met directement les choses au clair! On se fait un peu secouer, il faut s'y reprendre à deux fois pour hisser la grand-voile et reprendre ses marques mais, la barre passée, on peut abattre pour se retrouver au bon plein, avec une petite houle de travers qui met à l'épreuve nos estomacs redevenus sensibles. Il faudra une bonne demi-douzaine d'heure pour franchir la limite du plateau continental et nous retrouver enfin en régime océanique. La houle est plus longue et régulière, les pêcheurs ont disparu, le vent est bien établi, on peut abattre petit à petit, et le courant porte. Ouf, on peut souffler! Pas bien longtemps, malheureusement, deux gros grains viendront perturber ce beau tableau, et comme la côte sous le vent est mal pavée et pas bien loin, le capitaine aura du pain sur la planche pour la nuit!
La routine de la navigation reprend ses droits...
Au matin, il est clair que cette mise en jambe ne doit pas être prolongée et nous nous déroutons sur Galinhos, histoire de remettre en place ce qui a pu bouger, et tirer les leçons du premier jour de mer de notre bébé.
Nous arrivons à mi-marée avec 35 noeuds, ça fait beaucoup si près de terre, et nous embouquons le chenal dans un petit clapot qui rend le franchissement de la barre aléatoire. La dérive relevable fait merveille, et une minute d'hydraulique plus tard, la barre est franchie avec juste ce qu'il fallait de fond dans les creux. C'est quand même bien, un dériveur! Un bateau-copain, quillard de son état, a dû tirer des bords devant la plage pendant plusieurs heures avant d'avoir assez d'eau pour rentrer...
Nous mouillons à quelques encablures en amont du village, à proximité d'un banc de sable sur lequel des aigrettes d'un blanc immaculé viennent se nourrir à marée basse. Nous préférons rester un peu à l'écart afin de nous remettre de nos premières émotions en toute tranquilité. C'est une démarche que nous adopterons presque systématiquement par la suite: On peut ainsi observer avec un peu de recul les environs de notre escale et ses possibilités de débarquement, et prendre le temps de choisir notre mouillage “définitif” avec plus de pertinence.
L'eau est étonnament bleue, et les contrastes violents. Au loin, plus en amont, une grande dune de sel dépasse de la végétation, laissant son sommet éclater sous le soleil. Sur la rive gauche, quelques affluents semblent navigables, mais trop peu profonds pour nous, malgré notre tirant d'eau limité. Il y a quelques bâtiments le long de la rive et manifestement une liaison régulière de petits bateaux avec le village, mais guère plus. Plus loin, passé l'embouchure, il semble y avoir un port industriel, dominé par une forêt d'éoliennes. Rangements, cours et baignades sont au programme du reste de la journée, qui passe évidemment bien vite. Ce n'est que le surlendemain que nous nous rapprochons réellement du village.
Celui-ci tient ses promesses: Les couleurs vives des maisons sont rehaussées par le sable blanc des rues, des calèches tiennent lieu de voitures et, si le tourisme est peu développé, il est cependant bien présent, comme en atteste le lot de pousadas et autres hébergements pour surfeurs, couples ou familles en quête de quiétude. C'est un peu le bout du monde: après un bon paquet d'heures de route, il faut laisser la voiture là justement où nous avions vu les quelques bâtiments sur l'autre rive, puis prendre le bateau-taxi pour atteindre le village au débarcadère duquel vie nt enfin vous prendre en charge la carriole qui vous amènera à votre pousada. Ca a l'air de plutôt bien fonctionner, et le dépaysement est garanti! Le village est en fait bâti sur une langue de sable, entre rivière et océan, et avec le vent qu'il y a, on comprend que ce soit un spot de kitesurf prisé, même si isolé!
Nous profitons quelques jours de son confort et de sa quiétude, le temps d'apprendre que la commune ne voit qu'une fraction du million d'euros mensuels que devraient lui rapporter les salines, la forêt d'éoliennes et l'amas de plate-formes de forage dont nous avions eu un petit apperçu à l'arrivée, de boire quelques coco verde bem gelado et autres caipirinhas sur la place pendant que le bébé dort confortablement installé dans un hamac installé tout exprès par la tenancière, et de se préparer à la suite des événements.
Une fois tout remis en place, nous pouvons envisager sereinement la navigation suivante, qui doit nous amener à Ilha dos Lencois, à 85 milles au NNW de Sao Luis. Approximativement 600 milles, ça devrait faire trois à quatre jours de navigation. Plusieurs haltes possibles sont prévues sur le trajet, sait-on jamais...
La sortie se fait au moteur à marée haute, sans difficulté cette fois, et la mer, au début agitée, prend à nouveau son rythme au passage du plateau continental, avec 2-3 mètres de houle, on finit par apprécier, si, si! La mer violette est si transparente qu'elle paraît engloutir l'ombre du gréement, qui n'apparaît que dans l'écume soulevée par l'étrave. Vision fugace et fantômatique, comme si un verre partiellement dépoli nous révélait l'envers du monde en ombres chinoises. L'alter ego sous-marin de Boomerang nous suit et ne se laisse trahir que par touches intermittentes...
Trois jours et demi plus tard, au crépuscule, l'arrivée à Lencois se fait voiles en ciseau, au surf, si bien que nous voilà tous debout dans le cockpit à singer les fans de rouleaux. Qui peut se vanter d'avoir surfé une planche de 18 tonnes? Merci en passant à Jean-Paul! Jean-Paul? Le pilote automatique, bien sûr! Il a toujours un nom: parfois c'est platement “le pilote” ou “le PA” pour les Français adeptes d'acronymes, mais le pilote automatique est tellement précieux à bord, son rôle tellement important, qu'on finit par le considérer comme un équipier à part entière. Jamais fatigué, toujours attentif, ses limites d'endurance sont bien loin des nôtres et, lors de navigations en équipage réduit comme le nôtre, il est tout simplement indispensable. Pourquoi Jean-Paul? En hommage au propriétaire précédent, qui a tant fait pour Boomerang, et qui n'est pas sans présenter une certaine ressemblance avec un acteur Français bien connu...
Pour atteindre le mouillage qu'on nous a recommandé, nous devons remonter un bras de mer dont nous ne savons pas grand-chose, si ce n'est qu'il est étroit et peu profond à marée basse. Vu l'heure et la marée, nous décidons de mouiller à l'entrée, à l'abri d'un banc de sable. Il y a peu de lumière, des filets de pêche dans le chemin, invisibles à cette heure, nous gardons nos distances d'avec le banc jusqu'à avoir bien passé sa pointe, et mouillons là pour la nuit, agitée à cause du rythme des quarts qui s'installait et qu'on interrompt déjà brutalement. Un petit bateau de pêcheur est mouillé à cent mètres. Je salue le gars qui travaille. Surprise, cinq bras répondent!
Nous levons l'ancre avec le jour pour rejoindre deux bateaux mouillés à proximité d'une magnifique dune blanche, à côté d'un village de pêcheurs totalement isolé. Quelques ibis rouges et aigrettes blanches ponctuent le feuillage de la mangrove de taches surréalistes. Comment ces oiseaux font-ils pour survivre, avec un plumage aussi coloré? Les prédateurs potentiels ne manquent pourtant pas: des rapaces planent, menaçants, en quantité en altitude. Peut-être qu'ils ont mauvais goût...
Surprise: les deux bateaux sont connus, ils étaient nos voisins de ponton à Jacaré! Retrouvailles rapides avec l'un d'eux qui s'en va déjà, l'autre restera plus longtemps. Partis avant nous, ils ont dû s'arrêter en chemin pour des réparations diverses.
Le courant est fort dans le mouillage et suit sa propre logique, dictée par la barre qui découvre à marée basse et interdit l'entrée nord du bras de mer à presque toute embarcation. C'est pour cela que nous avions fait le tour par le sud.
Le village est vraiment loin de tout: il faut deux heures de bateau pour rejoindre la première agglomération importante. Quand tout va bien, sinon quatre... Plus sept de bus pour rejoindre la vraie grande ville la plus proche! Pas de couverture GSM, si ce n'est au sommet de la grande dune, et encore... Et bien sûr ni eau courante ni électricité, si ce n'est l'eau des puits et l'energie fournie par quelques éoliennes.
Nous sommes accueillis à bras ouverts dans cette communauté assez isolée qui entretient magnifiquement son village. Nous confions notre linge à un pêcheur de crevettes, qui nous en ramènera d'ailleurs d'excellentes. La dernière fois, c'était en Gambie, quel régal! Le village est totalement dépaysant: les rues sont en sable fin, blanc et brûlant. Il est difficile de s'y déplacer. Les maisons sont en bois, les murs bardés de planches verticales qui laissent çà et là passer le jour... et l'air. Quant il n'y a pas de planches, des demi-feuilles de cocotier, superposées horizontalement, parfois même sur le toit, font l'affaire. La maison tient en trois pièces: on entre par le salon, s'ensuivent salle à manger et dortoir. Plusieurs hamacs sont suspendus en travers de la pièce, noués au plafond pour ne pas gêner les déplacements pendant la journée. L'air circule, il fait frais. Ca fait du bien après avoir arpenté quelques-unes des rues brûlantes du village. Des fruitiers donnent cocos et autres mangues, on est proche du paradis.
Nous n'avons pas choisi le meilleur endroit pour mouiller, nous gênons la sortie des pêcheurs, il faut bouger. Et c'est là que notre guindeau, l'appareil électrique qui permet de remonter la chaîne et l'ancre, décide de rendre l'âme! Nous sommes mouillés sur cinq mètres, avec les cinq de marnage, ça fait 10 mètres. On ne mouille jamais moins de sept fois la hauteur d'eau, ça nous fait septante mètres de chaîne de 12mm à remonter, plus les 35 kilos de l'ancre, à la main, ça fait beaucoup! Sans compter qu'une fois l'ancre dérapée, vu le courant, il faudra remonter les derniers mètres à l'arrache. Perspective peu réjouissante. Non, il faut réparer... Deux jours de casse-tête et d'huile de coude pour déposer le guindeau, sortir le moteur, trouver la panne – une électrode cassée –, inventer une solution – percer et tarrauder les deux côtés de l'électrode, puis y placer un pivot fabriqué à partir d'une tige de laiton de bonne dimension –, trouver les matériaux pour la mettre en pratique – merci Saint Nicolas pour la tige de laiton! –, remonter le tout, trouver la bonne huile pour remplacer celle qu'on a répandu partout au démontage faute de plan de montage, faire une courte prière pour que le montage tienne aux 135 ampères qu'on va lui envoyer et, ouf!!!, ça fonctionne! Et même mieux qu'avant! Et tout ça sans droit à l'erreur, et avec les moyens du bord! MERCI Bernard pour ton ingéniosité, tes précieux conseils et ton aide si efficace! Décidément, il n'est pas un jour sans défi, parfois considérable, pour notre intellectuel de capitaine!
Le lendemain, c'est le moment de souffler: promenade dans la grande dune qui nous invite depuis trois jours. Merveille de cette houle figée frangée de ridules. Fascination des volutes de sable dansant en ondulations psychédéliques. Lente reptation d'avalanches sous le vent. Sculptures solides de reliefs de neige durcie. Le spectacle est féérique. C'est là que nous prenons la photo que nous avons postée pour le nouvel an...
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