La chronique Vendée-Globe de la semaine

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CATAMARAN
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La chronique Vendée-Globe de la semaine
sujet n°116736

La terre lointaine.
L’arrivée. Sur la carte, le port des Sables est encore tout petit, au nord, tout là-haut, à droite. Alors, pas la peine de trop y penser, ou du moins pas encore. Bien sûr, on imagine le chenal avec la foule, les saluts et les bravos. Mais vu d’ici, ces images ont quelque chose d’irréel, comme si ce monde de la terre était ailleurs, dans un univers que le temps qui passe éloigne à mesure que l’on s’en approche.
D’acteur de la course, vous en êtes devenu chaque jour un peu plus spectateur. Depuis un certain temps le classement est moins l’essentiel de vos préoccupations, même si grappiller une place ne serait pas pour vous déplaire. Pour vous, les jeux sont faits depuis longtemps et au fil des abandons, vous vous êtes dit que l’essentiel est désormais d’arriver au port sans casse supplémentaire. Maintenant, vous avez le privilège de vivre cette aventure sans l’obsession de la lutte contre le temps et avec l’ambition de pouvoir affirmer, j’y étais et moi, j’ai réussi ce voyage autour du monde en solitaire sans escale et sans assistance que l’on appelle le Vendée-Globe.
Pas simple pourtant  d’assumer cette longue remontée de l’Atlantique.  Pour résister à l’impatience du retour, vous remplissez votre vie  de ces instants dont la plénitude, l’intensité ou les difficultés suffisent à occuper votre esprit. Ici, au milieu de l’Atlantique, vous vivez le présent plutôt que le futur, jour après jour. Psychologiquement, rien de mieux que se créer de petites étapes à portée d’étrave dont chacune franchie est déjà une victoire.  Plus tard, après les Açores, quand l’arrivée sera au bout de l’étrave, il sera temps d’avoir ce furieux désir d’en finir.  
Mais l’immersion dans ce désert liquide ne s’est pas faite du jour au lendemain, il a fallu du temps pour assumer les appels du téléphone qui vous tiraient en arrière vers la terre. Contradictions délicates entre l’envie de vivre à fond cette aventure solitaire et l’envie d’être avec ceux que l’on aime.  Et puis au bout de quelques semaines, vous avez senti que vous étiez vraiment partis et que cette fois la terre était bien derrière l’horizon.
Vous en avez pris conscience un matin, dans l’Atlantique Sud. Au loin, dans le contrejour, se dessinaient les contours sombres et arrondis de l’Ile de Tristan da Cunha. Vous aviez en mémoire ce livre qui raconte l’histoire de ces 264 habitants rapatriés en Angleterre à la suite de l'éruption du volcan de l'île. Dans l’incapacité de s’adapter à la société de consommation et regrettant leur mode de vie ancestral, ils préférèrent regagner leur îlot 2 ans plus tard.
Là, vous vous êtes rendu compte que votre bateau était devenu lui aussi un îlot, un îlot qui se suffisait à lui-même. Alors, dans cette solitude assumée, le voyage géographique s’est doublé d’un voyage avec soi-même. On se parle pour entendre le son d’une voix, on discute pour se sentir moins seul, on se dispute et on s’invective. On est libre de crier, de chanter, de rire ou de hurler face au miroir de sa propre personne. Ce dédoublement n’est pas une divergence, si tout va bien dans sa tête.
Ce n’était pas tout à fait le cas de Donald Crowhurst, lorsqu’en 1968 il s’est inscrit au Golden-Globe, l’ancêtre du Vendée-Globe. Il part sur un trimaran en contreplaqué tout juste assez solide pour des navigations côtières, les jours de beau temps. Son parcours autour du monde s’arrête au seuil des quarantièmes qu’il n’ose pas franchir. Mais il s’accroche à son rêve et raconte à la radio, l’Océan indien, l’Australie, le Horn. A l’époque, pas de balises GPS pour contrôler sa route et ses positions. Celles qu’il transmet par radio sont purement virtuelles. En réalité il tourne en rond dans l’Atlantique Sud. Tant qu’à faire, il s’attribue des moyennes incroyables et passe en tête de la course. Mais son rêve a le goût amer d’un mensonge insupportable. Alors face à cette célébrité usurpée, il préfère se jeter par dessus bord. On retrouvera le bateau et les livres de bord, celui du tour du monde et le vrai, avec ses délires et ses remords.
Aujourd’hui de telles dérives sont peu plausibles. Le parcours pour arriver sur la ligne de départ est trop exigeant pour se tromper sur soi-même et sur ses intentions. Une fois au large, la facilité des contacts à travers les liaisons satellites tisse un lien quasi-permanent avec la terre. L’évolution mystique de cette Longue Route autour du monde vécue par certains est désormais cadrée par ces réalités que vous lisez ou entendez jour après jour.
Parfois,  la fatigue peut provoquer des coups de blues, mais guère au-delà.  Même si cette vie de solitude a des manques, ils s’estompent et s’édulcorent dans la charge de travail, les exigences du bateau et le stress de la navigation. On pense à sa vie à terre, mais avec distance, en observateur. D’eux-mêmes, les désirs s’amenuisent, les fantasmes s’étiolent et deviennent un non-sujet. La physiologie s’adapte à cette abstinence obligée et admise au point que certaines sécrétions hormonales se réduisent d’elles-mêmes en attendant le retour à une existence plus conforme à la vie.
Pour l’instant, il faut tenir. Tenir et rester vigilant. Car ce lent voyage  autour de la planète est encore semé d’embûches tant que la ligne d’arrivée n’est pas derrière vous. Courage !

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