Vendée-Globe : les chroniques de Jean-Yves Chauve ! 10. " Dormeurs de Haut Niveau"

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Vendée-Globe : les chroniques de Jean-Yves Chauve ! 10. " Dormeurs de Haut Niveau"
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Vendée-Globe : les chroniques de Jean-Yves Chauve

" Dormeurs de Haut Niveau"

La peluche fétiche offerte le jour du départ vient de tomber. Une fois de plus. Trop de chocs. Impossible de la caler dans ce coin de tablette, à côté du clavier. Pourtant, c’est bien là sa place. Compagnon fidèle, son œil de verre luit dans la pénombre comme une présence bienveillante. A côté, des photos. Elles sont collées autour de l’écran de l’ordinateur. La famille, les amis. Des regards et des sourires qui parlent. Des yeux qui rayonnent une chaleur apaisante dont on a bien besoin ici, dans le froid, au milieu de nulle part. Alors l’esprit s’évade, rentre dans chaque image pour s’en raconter l’histoire. L’espace d’un instant, on oublie la course, la fatigue, le stress.

Dans ce lieu fonctionnel où rien n’est inutile, ces objets n’ont d’autre rôle que d’être là, complices immobiles et vivants de ce voyage solitaire.

D’autres objets n’ont pas la même complaisance. Certains sont des malins, des retords dont le seul but est de vous créer des ennuis. Ainsi le grand gennaker. Dès les premiers envois, vous avez senti que celui-là ne serait pas votre ami et même qu’il ferait tout pour vous embêter. Ce matin par exemple, tout semblait bien parti pour le hisser. La drisse proprement installée sur la poupée du winch, la manivelle tournée à bonne vitesse et la voile enroulée qui monte, tranquille. Plus qu’un tiers à hisser. Cette fois, on y croit. Petit coup de gite sur une vague, la voilà qui prend du ballant. Et hop ! Trop tard ! Elle se coince au niveau de l’étai du J2*! Cris de rage, injures. Pas très efficace. Mieux vaut réagir et vite. Enfiler le haut du ciré sur la salopette. Puis les bottes. Crocher le harnais. Foncer à l’avant. S’arcbouter au tissu roulé et tirer de toutes ses forces pour la libérer. Les mains glissent. Le bateau accélère et se plante dans une vague. La masse liquide s’écrase sur vous et vous bouscule. De l’eau plein les yeux. Continuer à tâtons. La voile vous embarque, vous traine, vous secoue comme un pantin. Les pieds décollent. Ne pas lâcher. S’accrocher et tirer encore et encore. Ereintant. L’effort fait mal aux bras et aux jambes. Malgré l’eau froide qui coule sous le ciré et s’infiltre dans votre dos, vous êtes en nage. Ouf ! ca y est, elle est décoincée. Maintenant, courir au winch pour finir de la hisser avant que ça recommence. Et souffler, enfin.

Encore une journée où rien ne fonctionne comme prévu. Il y a pourtant tellement à faire ! Récupérer le fichier des positions qui vient d’arriver sur l’ordinateur, l’ouvrir « parfait, je n’ai rien perdu, mais va falloir jouer serré ». Maintenant les fichiers météo. La connexion est lente, toujours trop lente. Faire la synthèse, « OK, cap au 122, pendant 3 heures et dès que le vent prend de la gauche, j’affale cette saloperie de voile ». Coup d’œil sur l’heure « Il faut que j’appelle la terre, pour dire que tout va bien ». Et puis il y a la visioconférence avec l’entreprise, cela va prendre un bon moment. Après c’est l’heure de la vacation, déjà. A peine le temps d’avaler un lyophilisé qu’il faut embrayer sur le programme de l’après-midi. Maintenances indispensables, bricolages de prévention. Et puis régler sans cesse et surveiller tout, toujours. Ce soir, il y aura la vidéo pour le site, avec la belle lumière du soleil couchant. Puis la pause, à la nuit, une nuit courte, dans l’été des 50e hurlants. Un diner à la lueur de la lampe frontale, avec un peu de musique pour la détente et pour une touche de couleur dans cette noirceur solitaire. Plus tard, aux premiers bâillements, un dernier tour d’horizon avant de s’abandonner à ses rêves, pour une heure et demie, si tout va bien.

Cette douce léthargie soporifique débute dans les tréfonds de notre cerveau, plus précisément dans un petit coin de l’hypothalamus. Là, des neurones dont l’activité électrique oscille au cours de la journée, activent ou inhibent selon l’heure, d’autres régions du cerveau dévolues à réguler l’appétit, la température corporelle ou encore le besoin de sommeil.

Mais tout là-haut dans notre crâne, l’horloge cérébrale a parfois tendance à n’en faire qu’à sa tête. Ainsi, chez certaines personnes, elle bouclerait sa journée en 23h30, chez d’autres au contraire, elle prendrait son temps et dépasserait allégrement les 24h. On le sait grâce à des expériences en isolement temporel au fin fond d’une grotte. Un décalage horaire qui, au bout de quelques semaines, nous ferait prendre le jour pour la nuit ou la nuit pour le jour.

Heureusement il y a la lumière du soleil. Des photons qui, à travers notre rétine, accordent notre horloge et nos rythmes intimes avec la rotation de la terre autour de notre étoile. Des photons qui inondent la peau, s’infiltrent en nous et agissent en direct sur la mémoire, les apprentissages, le sommeil et même l’humeur. Ders photons indispensables à la vie.

En définitive, cette rythmicité circadienne (circa = autour, diem = jour ou 24h) synchronisée sur l’alternance du jour et de la nuit est celle de la plupart des êtres vivants et des végétaux soumis au rayonnement solaire. Comme la tulipe qui s’ouvre le matin et se renferme le soir, notre corps s’éveille avec le soleil et se rendort après son coucher. Notre courbe de température suit le même schéma. Minimale le matin, elle augmente au fil des heures de jour, plafonne le soir puis redescend jusqu’aux prochaines lueurs de l’aube.

Parmi les synchroniseurs du quotidien, parlons de la fameuse mélatonine.  Avertie par l’œil de l’arrivée du crépuscule, l’horloge cérébrale déclenche sa sécrétion qui augmente jusqu’en milieu de la nuit. Son rôle : faire dormir. Si le corps prolonge l’éveil jusqu’à très tard, par choix ou par nécessité, la conséquence est une baisse de vigilance et des inattentions pouvant provoquer des catastrophes. Les accidents de la route les plus graves comme les dysfonctionnements sur des sites industriels se déroulent souvent la nuit. On comprend pourquoi. Lors de vos prochaines navigations, si vous êtes surpris en train de vous endormir à la barre vers 4h du matin, l’excuse est toute trouvée : c’est la faute de la mélatonine.  

Mais ce schéma bien ordonné est parfois pris en défaut, avec la lumière bleue par exemple. Celle des écrans des téléviseurs, des ordinateurs ou des téléphones. Eblouis par cette couleur, les récepteurs rétiniens n’y voient que du bleu et se croient en plein jour. Consciencieusement, ils renseignent l’horloge interne qui, trompée elle aussi, stimule l’activité, retarde la montée de la mélatonine, reculant d’autant l’endormissement. Du temps de sommeil en moins quand au matin, on part au travail ou à l’école.

Au-delà du rayonnement de leurs écrans, les skippers du Vendée-Globe subissent une autre contrainte. Naviguant vers l’Est, ils avancent contre le temps. Chaque jour, leur journée se termine plus tôt. Un décalage horaire qui se calcule. Par 50° sud, la largeur d’un fuseau horaire est d’environ 560 milles. A 16 nœuds de moyenne, ils en parcourent tous les jours environ 380. Pour rester en phase avec le soleil et y accorder leur horloge interne, ils doivent avancer leur montre d’une quarantaine de minutes tous les jours. Du temps gagné sur le temps, mais pas pour longtemps. Au passage de l’antiméridien, après la Nouvelle-Zélande, ils avancent toujours autant sur l’heure solaire, mais cette fois, avec un jour de moins !

Si notre horloge cérébrale tient bien son rôle de chef d’orchestre de notre activité, elle sait nous faire savoir quand notre organisme réclame du repos. Son message passe par des bâillements, un coup de barre, une concentration difficile. En y faisant attention, on s’aperçoit que ce « moins bien » se répète régulièrement en plein jour. Le moment le plus évident est le début d’après-midi, que l’on ait fait ou non un déjeuner copieux. Quand c’est possible, mieux vaut plonger dans une sieste d’une vingtaine de minutes plutôt que masquer cette lassitude ponctuelle par un café bien corsé.

Beaucoup de skippers s’entrainent à reconnaitre ces « portes d’entrée du sommeil » pour s’y engouffrer et dormir vite et sur un temps court. Pour les marins du Vendée-Globe qui vivent une épreuve sportive dont la durée n’a pas d’équivalence dans d’autres disciplines, la prise en compte de la vigilance et du sommeil sont des éléments déterminants de leur performance.  Sportifs de haut niveau, ils le sont. Dormeurs de haut niveau ils doivent l’être aussi.

Dr Jean-Yves CHAUVE

Le site de la Grande Croisière...