Vendée-Globe : les chroniques de Jean-Yves Chauve ! 8. "Arsenal de soins"

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Vendée-Globe : les chroniques de Jean-Yves Chauve ! 8. "Arsenal de soins"
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Vendée-Globe : les chroniques de Jean-Yves Chauve

 

Arsenal de soins

Les douceurs tropicales ne sont plus qu’un souvenir. Sous une chape de ciel gris, dans les froidures d’un été austral qui ressemble à un hiver, votre regard est irrésistiblement attiré par cette tâche blanche qui virevolte là-bas tout au bout du sillage.

Vous avez à peine le temps de la voir qu’elle a déjà disparu, happée par une vague. Bizarre, une illusion d’optique sans doute. Puis la tâche réapparait, un peu plus proche mais toujours aussi fugace. Vous tentez de la suivre du regard, mais elle disparait dans la houle. La voilà de nouveau. Cette fois vous en distinguez les contours. Pas de doute, c’est un oiseau. Il se glisse dans le creux des vagues puis surgit au-dessus des crêtes. Au sommet de sa boucle, il vire sur l’aile et redescend, sans effort, sans même un battement d’aile. Pas de doute, ce grand oiseau blanc qui vous observe, c’est un albatros, votre premier albatros. Le symbole des latitudes Sud est là, le décor est désormais bien en place. Comme pour celles et ceux qui vous précèdent sur cette route, lui ou l’un de ses congénères va vous accompagner dans cette longue chevauchée autour de l’Antarctique.

Mais ce vaste oiseau des mers aux ailes de géant n’est pas venu seul, il s’est fait accompagner par le vent, un vent dense, lourd, épais. Il se renforce, juste pour montrer les dents, pour vous prévenir qu’ici, dans ce monde hostile du Sud, c’est bien lui le maître. À vous de ne pas l’oublier et de pas jouer les gros bras, toutes voiles dehors, genre provoc. Ici, les fortes brises ont les moyens de vous briser et elles savent le montrer.

Il faut réduire tout de suite, un ris dans la grand-voile. Avec les automatismes, la manœuvre se déroule sans anicroches.

Basculant sur la pente de la vague, le bateau accélère. 18 nœuds. Le sifflement de la quille monte dans les octaves, accompagné des vibratos du foil et du roulement plus grave des safrans. Les haubans jouent les basses et les chocs donnent le rythme, un peu heurté. Voici l’orchestre des 40e, façon Hard Rock. Mais le morceau s’interrompt brutalement quand l’étrave percute le fond de la vague. Coup de frein. Avec l’inertie, la coque s’enfonce dans l’eau verte qui déferle sur le pont comme un rouleau sur une plage. Le torrent explose en gerbes sur les chandeliers et les pièces d’accastillage avant de s’écouler en cascade là, tout à l’arrière. Malgré le peu de lumière, les fines gouttelettes en suspension s’irisent en arcs en ciel, seules tâches de couleurs éphémères qui apportent un peu de poésie à cet univers glauque.

Voici la vague suivante. Petite embardée. Le pilote automatique a répondu, un peu tard. Ça passe. Attention tout de même. À ces vitesses, une correction mal ajustée peut mener à la faute. Muscles tendus, vous êtes aux aguets, prêt à bondir sur la barre pour ramener le bateau dans la bonne trajectoire. Nouvelle accélération, elle se prolonge. Cette fois, le coup de frein va être brutal. S’agripper fermement. Un vol plané pourrait se terminer dans la douleur.

À ces vitesses, les traumatismes ressemblent à ceux de l’accidentologie automobile. La fracture du fémur de Yann Elies pendant le Vendée-Globe 2008 en est la parfaite illustration. Il a fallu un choc d’une grande violence pour briser cet os, un des plus solides du corps.

Malgré la brutalité du traumatisme et la douleur insupportable, il réussit à ramper sur toute la longueur du bateau pour venir s’abriter dans la cabine. Dans ces conditions extrêmes, quand la vie est en danger, l’organisme est capable de mettre en jeu des ressources dont on ignore même l’existence. Ainsi Kevin Escoffier. On est admiratif devant la pertinence, la rapidité, l’efficacité et surtout le sang froid avec lequel il a géré une situation qui, vue de notre écran, semblait totalement insurmontable. Cette force vitale qu’il a montré, nous l’avons tous, blottie au plus profond de notre cerveau. Elle porte un nom : hypothalamus. Un entrelacs de neurones qui peuvent nous sauver la vie. Face au danger, ils déclenchent la sécrétion d’hormones appelées catécholamines dont fait partie l’adrénaline. Instantanément, le cœur et la respiration s’accélèrent, le sang se concentre dans les organes vitaux, la rate se vide. Les sucres du foie sont mobilisés. Boosté par le surplus d’oxygène et d’énergie apportés par le sang, le cerveau fonctionne à 200% pour prendre, sans réfléchir, les décisions les mieux adaptées.

Par chance, Kévin n’a pas été blessé. Si cela avait été le cas, notre système cérébral a d’autres armes pour repousser la douleur avant qu’elle ne paralyse. Grâce aux endorphines, cette morphine naturelle sécrétée par les centres cérébraux de la douleur, celle-ci se transforme en un engourdissement, une sensation de cuisson brûlante plus supportable, le temps de se protéger du danger.

N’empêche, les skippers ont tous conscience d’être sur le fil du rasoir lors de ces surfs débridés dans ces mers déchainées. La plupart ont embarqué un casque qu’ils portent dans des situations tendues. En cas de choc, il protège le crâne d’une éventuelle fracture. Mais la menace est pour le cerveau lui-même. À 20 nœuds, selon les lois immuables de la physique, une décélération brutale par un choc violent contre une partie dure peut être égale à 10 G ! Projeté contre la paroi interne du crâne, la masse cérébrale s’y écrase et la dispersion de cette énergie en ébranle les structures, avec le risque d’une perte de conscience. C’est le classique traumatisme crânien.

Dans les mêmes conditions, une personne de 75 kg va peser au moment du choc près de 750 kg ! Un effet destructeur même s’il y a des exceptions qui tiennent parfois du miracle. Romain Grosjean à bord de son monoplace de formule 1, vient d’en faire l’expérience.

Cette énergie cinétique, il faut en tenir compte dans la gestion des traumatismes potentiels à bord de ces bateaux. À la Commission Médicale de la Fédération Française de Voile siègent des médecins très impliqués dans la préparation des skippers. Tous ensembles, nous travaillons sans cesse à l’évolution de la pharmacie de bord et des équipements de sécurité en tenant compte de ces nouveaux paramètres et des incidents qui s’y rattachent.

Ainsi, pour soigner des plaies, l’arsenal comprend des sprays étanches, des sutures adhésives, de la colle cutanée, des agrafes. Des produits adaptés à un solitaire dans des conditions de vie compliquées, l’accident survenant rarement un jour de grand beau temps.

Avoir ces produits à bord, c’est indispensable, encore faut-il en connaitre l’usage. Pour cela, la réussite à un stage de formation (1) médicale est un préalable pour se qualifier au Vendée-Globe. Dans ces cours pratiques intensifs faits par des médecins, chacun apprend à traiter tous les types d’accidents selon leur localisation mais également à gérer les principales maladies auxquelles ils pourraient être confrontés.

Ils apprécient ces formations qui les rassurent. Rien n’est pire que de ne pas savoir. Cet enseignement ne fait pas d’eux des spécialistes, mais leur évite d’être désemparés face à une situation médicale toujours anxiogène à distance de la terre et des secours. 

Chaque produit de la pharmacie est ainsi passé en revue pour qu’ils en comprennent l’intérêt et l’usage. Dans le sac d’urgence à portée de main sont rangés des produits contre la douleur, le choc, l’allergie. Dans un sac dit « journalier » des produits d’usage courant comme des anti-inflammatoires, des médicaments contre différents types de troubles, du désinfectant, des bandes, des compresses, du sparadrap. Dans un troisième sac, sont stockés les antibiotiques, les seringues et aiguilles, les pommades, la trousse de soins dentaire, les attelles et le nécessaire pour parer les plaies. Enfin, un sac survie avec anti douleurs, antibiotiques et bandes de contention est prêt à être lancé dans le radeau de sauvetage en cas de naufrage.

On est loin des premières éditions du Vendée-Globe où je fabriquais moi-même ces pharmacies que je déposais à leur bord. Je me souviens qu’ils regardaient cette boite noire avec suspicion, voire superstition, comme si sa présence allait attirer sur eux tous les malheurs de la mer.

La constitution de ces boites était un véritable casse-tête. Traiter une plaie par exemple. Comment proposer du matériel de suture sachant qu’aucun d’eux n’avait jamais utilisé l’aiguille incurvée ni la pince nécessaire pour l’enfoncer dans la peau ? J’imaginais qu’avec les mouvements du bateau, le stress, la douleur et la simple idée de piquer sa propre chair, l’intervention sans entrainement serait quasiment impossible.

Face à cela, en 1993, j’avais fait le choix d’aiguilles droites, à utiliser en direct du bout des doigts, comme une aiguille à voile. Ils avaient tous, un jour ou l’autre, eu à recoudre une voile. Le geste était acquis, familier. Pourquoi chercher le compliqué si on pouvait faire simple ? J’étais loin d’imaginer que cette année-là, une de ces aiguilles servirait à recoudre une langue.

Dr Jean-Yves CHAUVE
Avec MACSF, fournisseur santé du Vendée Globe

 

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