Vendée-Globe : les chroniques de Jean-Yves Chauve !
A l'écoute
Dormir à poings fermés. Le titre est clair et imagé mais l’expression est étrange, comme si le fait d’avoir les poings fermés pouvait être le signe d’un sommeil profond et détendu. Il y a ainsi des formules populaires dont le sens est une énigme incompatible avec un discours qui se veut rationnel. Donc, oublions les poings fermés.
Pour décrire un sommeil paisible, j’avais alors pensé au terme « dormir sur ses deux oreilles », mais là encore, nouvelle erreur, les mots se sont heurtés à l’évidence. Avez-vous déjà essayé de dormir sur vos deux oreilles ? C’est tout simplement impossible d’avoir ses deux oreilles collées sur l’oreiller. C’est juste une histoire à dormir debout.
Pourtant les skippers aimeraient bien pouvoir le faire, ne serait-ce que quelques instants, pour échapper à ces bruits incessants. Imaginez les trépidations de la coque qui rebondit sur les vagues, l’eau qui explose sur le pont, des ondes de choc violentes, imprévisibles. Des bings et des bangs qui vous martèlent la tête et se répercutent jusqu’au plus profond du corps. Ils sont amplifiés par la rigidité de la coque en carbone qui fait caisse de résonance. Parfois les déflagrations dépassent 120 décibels. 120 décibels c’est le bruit tout à côté d’un marteau-piqueur ou d’un Airbus au décollage. A ce stade, le bruit devient douleur. Insupportable.
On essaye bien de fermer ses oreilles en y collant les mains, bien à plat, faute de mieux. Malheureusement le répit est de courte durée car les mains ont bien d’autres choses à faire. Désespérant. On peut se demander pourquoi l’évolution a oublié de prévoir un système efficace de protection contre le bruit. Il y a bien des paupières pour arrêter la lumière, pourquoi n’y a-t-il pas de barrières pour stopper les sons ? Évidemment, la nuit, que l’on dorme que d’un œil ou des deux, les oreilles continuent à entendre. La raison ? Le bruit alerte avant que les yeux ne détectent. Grâce à la sensibilité de notre système auditif, nos lointains ancêtres pouvaient se prémunir contre le prédateur qui approchait à pas de loup. Bien plus tard, l’homme a introduit des bruits artificiels beaucoup plus violents. La poudre a été une des premières détonations capable de déchirer les tympans. Aujourd’hui, c’est la musique à fond qui casse les oreilles et provoque acouphènes et surdité. Mais tout cela est trop nouveau pour que l’évolution en tienne compte et développe ces barrières d’oreilles. Les mutations viendront plus tard ou jamais.
D’ici là, sur ces bateaux lancés à travers l’Océan Indien, il va falloir faire avec. Les enregistrements le disent. A bord, la moyenne sonore est à 90 décibels, la limite du supportable. Les plus nocifs se situent dans les fréquences basses. Ce sont les vibrations des haubans dans le vent, le grondement de l’eau le long de la coque, le ronflement du moteur en marche. En vrais parasites, ils masquent les bruits aigus, souvent plus informatifs. Il faudrait les atténuer pour que le cerveau puisse analyser le moindre bruit suspect ou une variation de sonorité révélatrice d’un problème en devenir.
Des solutions existent. Les bouchons d’oreille par exemple. Malheureusement, ils atténuent les bruits sans distinction créant un isolement auditif angoissant car il rompt un lien sensoriel essentiel avec le bateau.
Un système plus astucieux consiste à filtrer uniquement les bruits parasites. C’est le principe des coquilles d’oreille à réduction de bruit active. À l’intérieur de chaque coquille, il y a un micro, de l’électronique et un haut-parleur. Lorsque des ondes sonores traversent la coquille, le système les capte pour produire instantanément des ondes inversées en particulier dans les fréquences basses. L’onde inversée s’opposant à l’onde initiale entraîne une neutralisation des deux. Résultat : l’onde devient plate, il n’y a plus de bruit. L’efficacité est surprenante, avec un effet stéréo qui enlève l’impression de confinement d’un casque standard. Par contre, les bruits de fréquence plus élevée restent parfaitement audibles.
Le développement d’oreillers basés sur le même principe semble prometteur. D’après les concepteurs, Il suffira d’appuyer sa tête sur l’oreiller pour se soustraire aux bruits indésirables. Plus besoin de chercher à dormir sur ses deux oreilles pour se protéger du bruit !
Premiers bâillements. Dormir un peu. Le pouf bien calé contre la cloison, on s’y love comme dans un cocon. Fermer les yeux et ne penser à rien. On voudrait bien mais l’esprit reste en éveil, aux aguets. Quel est ce bruit ? Écouter attentivement et le reconnaître. Rien de grave, juste un cordage qui vient taper contre le mat. Relax, tout va bien. Fermer les yeux de nouveau, quitter le bateau et s’évader là-bas, chez soi. La famille, les amis. Retrouver des regards et des voix, revivre des moments heureux, rassurants. Facile à dire. Malgré soi, d’autres pensées s’invitent, s’entremêlent et se confondent. Kévin, Samantha, OFNIs, Sébastien, foils, cétacés…
Dans une demi-conscience qui est peut-être un rêve, l’esprit vagabonde avec en filigrane, l’attente du choc. Le choc brutal, énorme et les craquements du carbone qui se déchire. L’obstacle flottant qui va endommager la quille ou déchiqueter le foil ou la dérive est peut-être là, juste devant, invisible.
Peu à peu, vous vous enfoncez dans le sommeil, un sommeil vigile, l’inconscient en veille, sur ses gardes. Un bruit, un changement de comportement du bateau et c’est le réveil, instantané. Le sommeil insouciant, il attendra les Sables d’Olonne, la terre, une chambre silencieuse et un lit immobile. D’ici là, il faut vivre avec le stress de la précarité de l’instant, dans une vigilance à fleur d’oreille qui, jour après jour, protège tout en puisant dans notre capacité d’adaptation à surmonter des situations extrêmes.
Au-delà de cette résilience au stress, réaction purement biologique et physiologique, nous disposons d’armes complémentaires nommées stratégies d’adaptation, stratégies d’ajustement et regroupées sous le nom de coping. Cette capacité à faire face se travaille par des mises en situation afin d’améliorer sa concentration, sa confiance en soi, son sentiment de dominer les situations les plus stressantes.
Mais au bout du compte, dans cette solitude obligée, l’essentiel est d’avoir une distanciation suffisante pour analyser son propre fonctionnement.
Ce matin, par exemple. Il faudrait se plonger dans les fichiers météo mais vous n’en n’avez pas le courage. Trop de lassitude. Jour après jour, ce travail vous pèse un peu plus. Avant, les choix tactiques faisaient partie du jeu, mais depuis quelque temps, c’est devenu un labeur qui demande des efforts et de l’application.
Petit coup d’œil sur le dernier classement et les positions des bateaux les plus proches pour retrouver la motivation et se dire que tout est encore possible. « Allez au boulot, c’est toi qui l’a voulu ce Vendée-Globe, non ? Tu as la chance d’y être toujours, alors même si tu n’es pas premier, bouge-toi ! Secoue-toi !». Mais, malgré ces injonctions criées à tue-tête, les neurones peinent à se connecter. Les routages qui semblent évidents se chevauchent et se brouillent. Impression de fonctionner au ralenti, d’avoir perdu sa lucidité, sa vivacité et sa concentration.
Les coups de pompe surviennent comme ça, sans prévenir. Les périodes où l’on rechigne à manœuvrer, à déplacer les sacs à voile, ou encore à aller barrer pour gagner quelques milles. Parfois, sans vraiment s’en rendre compte, la négligence se retourne contre soi. On oublie de se changer, de se laver ou encore de se brosser les dents.
Vu de l’extérieur, on s’en rend compte aussi. Au téléphone comme pendant les vacations, on sent moins d’enthousiasme, moins de choses à raconter. Une lassitude qui s’expose en platitudes.
Se ressaisir. Ne pas laisser s’installer un cercle vicieux où la langueur prendrait la place de l’envie. Cela passe par l’écoute. L’écoute pour rester en phase avec le bateau, l’écoute pour entendre tout ce que le corps a à vous dire.
Dr Jean-Yves CHAUVE
Avec MACSF, fournisseur santé du Vendée Globe