Chavirage dans le Sud
Fidèle à sa sinistre réputation, l’océan Indien est déchainé. La flotte des bateaux du Vendée-Globe s’étale entre les Iles Kerguelen et l’Australie. Nous sommes un matin de Janvier 1993. Une dépression descendue en direct de l’Inde a retrouvé une de ses cousines en rotation autour de l’Antarctique. Des retrouvailles familiales très animées. Le tapage décoiffe et bouscule les vagues qui s’empilent en déferlantes pyramidales de plus de 12 mètres. Dangereux, très dangereux.
Cette nuit, lors de la vacation radio avec le PC course, vous avez cru comprendre, malgré les parasites et la faiblesse du son, que les leaders avaient encore accentué leur avance. Pas d’autre choix que de continuer à forcer l’allure pour ne pas se faire distancer. Vous savez que vous êtes à la limite, à la merci du moindre problème technique ou d’une vague un peu plus féroce qui viendra percuter le bateau.
En voilà une justement. Au grondement qui se rapproche, vous avez compris qu’elle avait trouvé votre adresse. Celle-là, c’est un envoi en recommandé, rien que pour vous. Pour l’accusé de réception, pas de problème, vous pourrez le valider dans quelques secondes.
Sur ces bateaux lourds aux carènes peu planantes, l’esquive par la vitesse est problématique. Le choc est brutal. D’un coup le bateau est poussé en avant et bascule dans le creux de la vague. Ca accélère façon schuss sur piste noire. Les trépidations s’amplifient, la quille se joint au concert dans un sifflement grave et puissant. On est à plus de 20 nœuds. Le bruit est partout et domine tout. L'eau déchiquetée par l’étrave explose et s’écoule en roulements sourds. D’un coup, le pilote décroche. La coque dérape. Le coup de gite est violent. Attention ! Si le bateau se met en travers de la lame, le risque de chavirage est maximum. Sans même réfléchir, vous sautez sur la barre et vous la tirez de toutes vos forces. Ouf, la trajectoire se redresse. Il était temps.
Voilà le fond de la vague. L’étrave s’y enfonce comme un coin dans une bûche. L’arrêt est brutal. Impression d’un calme éphémère dans cette vallée liquide avec un bateau au ralenti et un vent masqué par les crêtes. Dommage, mais ça ne va pas durer. Le bateau s’extirpe de l’eau en s’ébrouant, monte, bascule et accélère, le surf sauvage va recommencer.
A bord de son « Groupe LG », l’ancien bateau de Titouan Lamazou, Bertrand De Broc tente lui aussi de contrôler sa route. Mais cette fois, rien à faire, c’est le départ à l’abattée. L’écoute de grand voile lui frappe violemment le visage. KO, il réussit tant bien que mal à réduire la toile. Mais un goût amer a envahi sa bouche, elle est pleine de sang. Le minuscule miroir qu’il pose sur la table à cartes lui renvoie l’image de sa langue. Coupée nette, la plaie est franche et profonde. Vous connaissez la suite. L’aiguille, le fil, la langue piquée et suturée. Un exploit qui est désormais entré dans la mémoire collective et l’histoire de la course au large.
Le même jour, à bord de « Cardiff Discovery », Alan Wynne Thomas, autre solide gallois à la carrure de rugbyman, somnole dans sa couchette. Sous voilure réduite et pilote, le bateau esquive vague après vague. Rien d’autre à faire que d’attendre.
Mais ce bateau est instable aux allures portantes. Aux aguets, Alan redoute par-dessus tout les départs en survitesse qui se terminent immanquablement par le coup de gîte brutal et des tonnes d’eau sur le pont. Le cockpit se remplit régulièrement. Impossible de barrer sans risquer de se faire éjecter.
Les heures passent, interminables. Les vagues enflent encore, les accélérations et les embardées sont de plus en plus violentes. A 2h30 du matin, Alan envoie un message « Chavirage à 2 heures, éjecté de ma couchette. Fêlure ou fracture des côtes côté gauche. Mouvements possibles mais très limités. Je ne demande pas d’Assistance ».
Ce message, je le reçois par telex, par l’intermédiaire de Saint-Lys Radio, la radio «des navires en mer». A l’époque, les échanges avec les bateaux se font par la radio BLU, les téléphones satellites n’existent pas encore. C’est long, il faut attendre parfois plus d’une heure la transmission d’une réponse.
Dès réception de son message, je lui prescris un antidouleur et demande quelques précisions. Plus tard, il m’explique : « chute de 2 mètres, les côtes directement sur le tube en aluminium de la couchette opposée. Sérieusement blessé. Respiration difficile. La douleur part d’au-dessus du cœur jusqu’au plexus. Je ne peux pas sentir mes côtes directement, il fait trop froid pour enlever mes vêtements ».
Avec le temps, la douleur s’accentue ce qui ne présage rien de bon. Le stock de morphine est entamé. Les jours passent. Malgré le mal, Alan reste confiant « je pense que mes côtes sont plutôt contusionnées que cassées. J’ai beaucoup de mal à bouger et tous mes mouvements sont très pénibles ».
De mon côté, j’ai la conviction qu’une côte, au moins, est fracturée. J’imagine le calvaire que doivent représenter les manœuvres sur le pont. Alan avouera plus tard qu’il se déplaçait à 4 pattes pour avoir moins mal.
Des complications graves le menacent. La plus courante est la perforation d’un poumon avec asphyxie quasi-immédiate. Les mouvements peuvent aussi provoquer le déplacement de la pointe de l’os fracturé avec le risque de perforation d’un organe comme la rate. L’hémorragie interne consécutive peut vite devenir catastrophique.
Pourtant Alan s’accroche « je souffre énormément malgré les calmants. Tous les mouvements, depuis ma couchette en passant par le cockpit ou à l’intérieur me font tellement souffrir que je crie involontairement. C’est pire qu’avant. Manœuvrer est extrêmement difficile ».
La réserve de morphine est vite épuisée. L’océan Indien ne l’épargne pas pour autant. Grand voile déchirée, système électrique en panne, Alan a du mal à faire face.
Il se déroute vers Hobart en Tasmanie, au sud de l’Australie. Malgré l’insistance de tous, il refuse une aide extérieure. Il prendra sa décision d’abandonner devant les jetées du port.
Conduit chez un radiologue dès son arrivée, l’examen révèlera six côtes cassées dont deux en plusieurs endroits.
On peut imaginer les souffrances qu’il a dû endurer pendant les 20 jours passés à naviguer et à manœuvrer avant de réussir à rejoindre la terre.
Toute la difficulté a été ici d’évaluer le niveau de douleur pour en déduire la gravité des lésions. En effet, dans ces traumatismes internes, les photos sont souvent peu significatives. Il faut surtout se baser sur le ressenti du blessé. Mais selon son mental, le skipper peut exacerber sa souffrance pour justifier, consciemment ou non, son abandon ou sa contre-performance. Il peut aussi l’atténuer pour ne pas inquiéter son entourage ou éviter qu’on lui demande de rejoindre un port.
Pour le médecin, déterminer la réalité objective d’un symptôme comme la douleur est nécessaire, car derrière existent des troubles pour lesquels le bon niveau de prise en charge est essentiel.
Merci pour cette nouvelle et belle chronique du Vendée Globe ; J'espère que les publications dureront au moins jusqu'à l'arrivée de Sébastien Destremau, tant je me régale à les lire.
Celle-ci me touche particulièrement car elle met en valeur le courage de ces navigateurs et d'Alan Thomas que j'ai eu la chance de cotoyer.
C'était un fan de régates et de courses au large, je l'avais rencontré lors de la Transat Anglaise de 1988, on courrait tous deux en multicoques 40 pieds et lui pas vraiment avec un bateau adapté. C'était son trimaran foiler avec lequel il régattait en formule 40, un bateau prévu pour la régate en baie.
Malheureusement, il perdit un flotteur à proximité de l'arrivée et dut abandonner le bateau.
Tétu, il est revenu en monocoque 60 pieds et a gagné la Transat de 1992 dans cette classe.
J'étais allé le voir au départ du Vendée Globe de 1992, toujours aussi déterminé. Si mes soucenirs sont exacts, c'était le seul concurrent à avoir opté pour des voiles d'avant endraillées, pas d'enrouleur : aller changer les voiles d'avant dans les mers du Sud était à sa portée, sacré mental !
Oui cette chronique si riche et talentueuse va nous manquer. Peut-on suggérer à Jean-Yves, de temps à autre, de nous faire profiter d' un récit instructif d'aventures marines ou de fortune de mer qu'il sait si bien nous conter.. Artimon.