9e chronique. Une des faces cachée de la course

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CATAMARAN
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9e chronique. Une des faces cachée de la course
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Double vie
6 Novembre. Ce jour là, ils se sont dit au revoir, un au revoir jusqu’au fond des yeux, comme si cette plongée dans le regard de l’autre pouvait se prolonger dans ces mois d’absence. Désormais le bateau est ailleurs, dans une vie qu’elle imagine, sans réellement pouvoir la vivre. Ses pensées naviguent de l’autre côté de la terre, mais sa vie est ici, dans ce lieu qu’ils partagent.
A elle, la banalité du quotidien, le travail, les courses, les repas, la vie de la famille et toute la disponibilité qu’elle exige. Une vie simplement terre à terre. La mer amère, c’est pour lui, quand le mauvais temps inquiète et rend la solitude un peu plus pesante avec l’envie instinctive de s’en échapper, de prendre de la distance pour mieux la supporter. Alors l’esprit se libère pour retourner vers ceux que l'on aime, celle avec qui on partage sa vie, la famille, les amis. Le réconfort est là, dans la chaleur de leurs voix qui résonnent ici, sur ce bateau, dans cette cabine si froide et si loin du monde. En cette période festive de Noël où chacun se rassemble, il a besoin de les sentir là, avec lui, pour être un peu moins seul.
Dans cette vie de couple en solitaire, les liaisons satellites ont tout changé. Désormais les images et les mots passent par des ondes numériques et des réseaux qui s’appellent Iridium ou Inmarsat. Des voyages instantanés de milliers de kilomètres autour de la terre. Et là, sur l’écran du PC de la maison, posé sur le bureau, une présence virtuelle d’une telle proximité qu’on en oublierait jusqu’à l’éloignement.
L’image montre mais les mots savent dire et faire sentir. A midi, pendant la vacation avec les journalistes, elle a bien compris qu’il était soucieux, tendu, inquiet. Le vent fort, la mer abrupte, le bateau à la limite. Peut-être va-t-il rappeler cette nuit, pour raconter et partager le poids de ce moment difficile. Pas facile de s’endormir ce soir, en restant dans l’attente, avec l’inquiétude d’être trop endormie pour entendre l’appel. Le portable est sous l’oreiller, pour plus de sûreté.
3h du matin. La sonnerie brutale, agressive. Non, ce n’est pas dans le rêve. Réveil en sursaut, s’extirper du sommeil, revenir au réel, vite.
- Ca va ?
- Pas terrible, la mer est dure, à l’intérieur c’est vraiment Rock n’roll !
- Tu as réussi à dormir ?
- Quasiment pas depuis hier, trop de bruits et de chocs, plusieurs fois j’ai bien cru qu’on allait partir au tas… C’est chaud !
- Oui, je t’ai entendu à la vacation…
- Comment ca va à la maison ?....
- Oh, rien d’extraordinaire, mais au fait, il faut que je te dise …..
Alors elle explique les derniers évènements de la vie des uns et des autres, les potins du coin, des trucs sans importance, des détails du quotidien, avec en prime, une bonne grosse pincée d’humour et de rires.
Elle sait tout ce que ces histoires vont lui évoquer. Rien de mieux pour l’aider à prendre de la hauteur, à échapper au stress de la course et à ses réalités trop envahissantes.  Les problèmes, les soucis, elle se les garde pour elle et pour plus tard.
Elle sent à travers ses intonations, ses questions, ses réponses et ses silences, la fatigue, le manque de sommeil, le stress, le coup de blues.  Au fond d’elle-même, elle pourrait se dire, tout ça pour en arriver là ? Tous ces efforts déployés ensemble depuis si longtemps pour cette lassitude, ce mal-être qui semble le ronger et lui enlever toute énergie ! Est-il  heureux ? Prend-il vraiment du plaisir ? Elle se pose des questions. Cette course est dure et dure aussi par sa durée. Il faut tenir. Elle se rend compte que le bateau exige tellement qu’il faut parfois aller arracher au fond de soi-même des ressources que l’on s’étonne d’avoir encore.
Elle sait son engagement comme elle redoute son découragement. Elle s’y est préparée, comme elle s’est préparée à un abandon, avec tout ce qu’il faudra reconstruire après, ensemble.  Dans ce moment un peu sombre,  elle lui fait confiance. Elle connait ses capacités à rebondir dès qu’il aura récupéré. Manger, dormir, faire le gros dos, le lui dire même s’il le sait.
La richesse de cette course, c’est aussi ce voyage tout au fond de soi-même avec ses doutes, ses remises en questions, l’obligation de faire face à toutes les situations, même les plus périlleuses. Et les vaincre.
Car le dépassement de soi  se nourrit de la satisfaction d’avoir réussi, alors que l’on n’était pas sûr d’y croire.
Et puis, cette course n’est pas qu’un parcours dans la difficulté.  Il y a aussi et surtout ces moments heureux. A lui, les journées de mer racontées, vidéo à l’appui, où tout roule avec la satisfaction de vivre avec enthousiasme une aventure extraordinaire, son rêve, l’aventure d’une vie. A elle, les journées de terre, la fête de Noël, les cadeaux qu’on détaille, les câlins des enfants, le soutien des parents. Les amis aussi, avec cette connivence en remède à son isolement.
Lui, d’un coup, il se voit à côté du sapin qui brille. Dans le coin, il y a le canapé où il peut bouquiner ses revues nautiques, tranquille. Un bel endroit pour se ressourcer, même si aujourd’hui, ce n’est que par la pensée.
Le dialogue se prolonge, il a besoin de ce lien, de prendre sa main à travers ses mots.  Les messages s’entrecroisent et se répondent. Dans cette double solitude, l’éloignement ramène aux considérations les plus profondes et les plus essentielles. On prend le temps de se parler, de se pelotonner dans une intimité à la fois si lointaine et si proche, de recréer cette complicité affective sans laquelle rien n’aurait été possible.
Après l’appel de cette nuit, rassurée malgré tout, elle expliquera aux autres comment il va, avec la sensation de n’exister qu’à travers le récit qu’elle raconte. Parfois elle édulcore, pour ne pas inquiéter. Son ressenti,  ses états d’âme, elle les garde pour elle. Personne ne s’en inquiète vraiment d’ailleurs.
Dans ce projet partagé, il n’y a que le héros qui compte. Elle, elle est juste là, dans une double vie au service de la sienne, en soutien indéfectible et discret.
Sa vie, ses projets, elle pourra de nouveau les vivre, après l’arrivée, quand les feux de la rampe se seront éteints.

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Plan Erik Lerouge 40 pieds (Catamaran)
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answer no 269777

Encore une fois, bravo ! très beau texte qui, selon moi, rend bien compte de l'importance et de l'anxiété (inavouable) du conjoint du navigateur....

Certes les moyens de communications ont évolué, mais les vieux comme moi, ne peuvent oublier la disparition de Gerrry Roufs (alors deuxième du Vendée Globe) il y a une vingtaine d'années et la détrese de ses proches...

Et les enfants ?? Certes Papa est un quasi héros, mais il est loin et en danger.... La (le) compagne doit rassurer, un autre défi d'importance ....

J'attends avec impatience la prochaine chronique !

 

 

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